#49

Le dernier dimanche de chaque mois, se réunissent chez moi plein de copains amateurs & écrivains de SF. La Gang lyonnaise, bien entendu, mais aussi quelques autres personnes extérieures, dont certaines venues de Grenoble, de St Etienne ou d’Aix-en-Provence…

Le « pow wow », avons-nous nommé ça. Et c’était aujourd’hui. Une pleine journée d’amitié, de bavardages, de spéculations, de jeux de mots laids, de ragots, d’évocations de bouquins & d’auteurs, le tout en grignotant tant & plus.

Une bonne provision de chaleur amicale, précieuse, sans doute même indispensable.

Je me couche ce soir le coeur content. Sévèrement enruBé parce qu’Ugo m’a refilé ses microbes, mais tant pis, ça vaut le coup.

#48

Allez: « les livres que j’ai lu au début de l’été et dont je n’ai pas encore parlé » (j’avais passé une semaine en Catalogne, et m’étais emporté une bonne pile de bouquins…), deuxième: The Big U de Neal Stephenson. Une oeuvre de jeunesse de l’auteur de Cryptonomicon, récemment rééditée (in English, as usual… — et ça aussi je l’ai lu pour un éditeur, mais l’auteur coûte vraiment très cher, donc pas évident qu’on lise ce roman-là en France de sitôt…).

American Megaversity est une colossale expérience architecturale — en plus d’être une énorme université. Ou plutôt: était. Noir originaire du Sud et jeune prof assistant récemment débarqué à la Big U, Bud entreprend de nous brosser un portrait de la fameuse université dans sa dernière année de vie — trois semestres allant en un crescendo de folie, jusqu’à une fin complètement apocalyptique.

Le roman commence de manière très « relax », en nous présentant une poignée d’étudiants plus ou moins copains avec le narrateur: Il y a Klein et son odieux voisin, le proprio du « Go Big Red Fan » (un ventilateur colossal et bruyant qu’il utilise pour refroidir l’intérieur de sa massive chaîne hifi). Klein et son voisin de chambre se livrent à une guerre sonique sans merci — l’un étant fan de classique, l’autre d’heavy metal. Pour sa part, Casimir Radon est un jeune homme timide, que Bud rencontrera à leur arrivée commune à la Megaversity — en empruntant tout les deux les escaliers de secours, qu’ils découvrent vite être un impitoyable labyrinthe clos, que personne de bonne sens n’utilise jamais!

Petit à petit, on croise d’autres individus: la très sérieuse et intello Sarah (qui se retrouve logée dans une des tours à l’étage des fofolles écervelées), la grande gueule lesbienne Cynthia, les activistes pseudo-marxistes (ils se disent staliniens — les SUB), les activistes mormons (les TUG), les activistes rôlistes (menés par l’halluciné Fred Fine — les MARS), les activistes « p’tits cons » (d’abord nommés les Wild & Crazy Guys, puis comme les choses dégénèrent franchement, les Terrorists), les crétines sans cervelle, le « nerd » informatique Virgil, le facho Dex Fresser, le clodo anar Bert Nix, le grand chef suprême de l’université S.S. Krupp… Et puis, last but not least, les hordes de travailleurs de l’ombre, les trapus, poilus, gueulards et très mystérieux hommes à tout faire — d’origine crotobaltislavonienne…

Les choses montent lentement: d’abord, Bud nous conte surtout des sottises potaches, des extravagances de mômes… Puis des incidents inquiétants font déraper peu à peu la vision que l’on a de cette université: outre que son architecture est carrément cinglée (un colossal bloc de béton planté au bord d’un échangeur autoroutier, sur lequel sont plantées quatre tours immenses, et sous lequel s’étendent des kilomètres de salles de cours, de cafétarias, de couloirs, d’amphis, de labos — le tout éclairé crûment par des néons uniquement — et d’égouts!), les étudiants tendent à y perdre le sens de la réalité & se laissent aller à tous les débordements, saugrenus et irresponsables. Des modes idiotes apparaissaient, des armes circulent, un bal masqué dérape en viol collectif, des chauves souris volettent un peu partout dans la Megaversity de plus en plus détériorée, des rats géants (!!) bouffent un rôliste dans les égouts, les Crotobaltislavoniens magouilles des trucs pas nets, de véritables guerres éclatent dans la Cafet’, des religions psychédéliques commencent à faire leur apparition (toutes centrées sur l’adoration d’un objet mécanique et hypnotique, genre une essoreuse à linge — ou mieux: la Grande Roue, cette immense enseigne publicitaire qui trône agressivement non loin de la Megaversity), Fred Fine le rôliste en chef s’imagine que son univers de jeux est en fait la réalité & la Megaversity une sorte de vaisseau à la Star Trek flottant entre un univers technologique et un univers magique (il est raide cintré mais assez convainquant, surtout en regard de la déglingue généralisée), etc etc.

Étrange. Oui, très. Mais j’ai bien aimé. Pour faire une comparaison, je dirai que c’est un roman à ranger du côté des auteurs « branchés » actuels qui font une sorte de littérature générale pas franchement réaliste et assez humoristique — genre Linda Jaivin, Steve Aylett ou Nick Hornsby, par exemple. Avec quelques degrés de délire en plus, quand même! Survolté, extravagant, The Big U est un roman emplie d’un humour potache énAUrme, qui demande une solide « suspension de l’incrédulité » mais qui se savoure avec surprise & amusement.

#47

Lu: Bloodsucking Fiends, par Christopher Moore (auteur traduit dans la « Série Noire », mais ce roman-ci est encore inédit chez nous — et pour cause: je l’ai lu pour un éditeur intéressé).

Une sacrée gueule de bois! Jody se réveille un soir, complètement groggy: elle est dans une poubelle… Et elle a la main cramée. Il faut dire qu’elle vient de se faire sauvagement agresser, et qu’il semble miraculeux qu’elle soit encore en vie… En vie? Voir… Car en fait il s’est écoulé deux jours & nuits, depuis son « accident », et son assaillant était un vampire. Jody est donc désormais elle aussi… Une vampire. D’où sa main brûlée, qui se guérit très vite, presque à vue d’œil: un moyen détourné de la prévenir des dangers d’une exposition aux rayons du soleil…

Après une sévère dispute avec son futur-ex-petit ami (un sale con qu’elle assomme aussi sec d’un coup de pot de fleur — ses forces sont décuplées), Jody s’enfuit de son appart’ et erre dans la ville (San Francisco), la nuit. Problème: comment survivre quand on est une vampire? Par chance, passant devant un supermarché où une équipe est en train de décharger les camions de livraisons & de charger les rayons, Jody va rencontrer C. Thomas Flood — un jeune homme naïf, qui aspire à devenir écrivain et vient de débarquer à S.F. Tommy, chef d’équipe (un groupe d’associaux aussi barjos que sympas, qui se surnomment les Animaux), dissuade son collègue Simon d’harasser Jody et trouve le moyen du même coup d’obtenir un rendez-vous (nocturne) avec celle-ci. Bonheur de Tommy, qui est quasi puceau! Et soulagement de Jody, qui pense trouver en lui le mec idéal à manipuler/utiliser comme « agent diurne » pour sa survie.

Et ça marche: Tommy & Jody tombent même carrément amoureux! Et se mettent aussitôt en ménage: Tommy avait besoin de fuir son logement dans Chinatown (où un quiproquo culturel faisait qu’il venait d’être demandé en mariage par tout un groupe d’immigrants chinois, tous nommés Wong), Jody avait besoin d’un repaire sûr.

Quoique, sûr? Pas tout à fait: le vampire qui a « créé » Jody poursuit celle-ci de ses harcèlements, notamment en planquant exprès les cadavres de ses victimes exsangues près de chez Jody… Une Jody qui découvre d’ailleurs qu’en fait les vampires sont les prédateurs des malades & des condamnés (elle lit une aura noire autour des personnes déjà sur le point de mourir, genre malade du cancer ou du sida), et que de plus leurs meurtres ne laissent pas de trace (très belle scène où Jody, envahie par la faim vampirique, tue un jeune homme désespéré & suicidaire, qui la prend pour l’ange de la mort: son corps tombe en poussière immédiatement après). Et une enquête de police a débutée, qui évidemment se resserre très vite autour de Tommy (à défaut de Jody, qui sait devenir insaisissable)…

Il faut ajouter à ces ingrédients, notamment, un Empereur clochard (forcément inspiré par le très réel Empereur Norton, grande figure légendaire de San Francisco — ici réactualisée) qui fait la chasse au prédateur qui hante « sa » ville; Simon le gros macho violent au grand coeur, en fait rongé par le sida; un jeune chercheur qui pense avoir trouvé le moyen de rendre réversible une transformation vampirique; et les deux vieux flics qui cherchent un tueur en ne voulant surtout pas songer à un vampire, malgré certains indices. Et puis bien sûr, deux autres ingrédients, vraiment majeurs: la ville de San Francisco la nuit, rendue de manière vivante & attachante; et le style clinquant, poétique, astucieux, gouailleur, de l’auteur — tout à la fois ironique & tendre.

Et c’est là la grande force de Christopher Moore: beaucoup d’écrivains auraient choisi la voie de la méchanceté — c’est tellement plus « branché », d’être un salaud! Voir par exemple Colin Bates ou Will Self… Mais Moore aime trop ses personnages pour leur jouer ce mauvais tour. Ce qui fait qu’il parvient à conjuguer une intrigue dure & tendue, des personnages adorables, et des péripéties aussi tirées par les cheveux que parfaitement huilées (ce roman est un bordel d’autant plus réjouissant qu’il s’avère orchestré avec précision). C’est vraiment un plaisir. Un bouquin pas sérieux, pas profond, mais original et attachant.

#46

Un formidable thriller: The Skull Mantra, par Eliot Pattison. Lu au début de l’été, mais je n’en avais pas encore « rendu-compte » ici…

Dans le Tibet d’aujourd’hui, occupé par l’Armée Rouge chinoise depuis 1959, des camps de travail obligatoire (en fait des prisons servant également de zone de torture) servent à des taches ingrates telles qu’établissement de ponts et traçage de routes. La quasi-totalité des prisonniers sont des Tibétains, bien sûr: et surtout des moines, dans ce pays qui voyait autrefois une large partie de la population entrer dans les ordres pour la gloire de Bouddha. Mais Shan est Chinois, lui. Auparavant inspecteur de police, spécialisé dans les affaires de corruption, il a certainement été fouiller de trop près là où il ne fallait pas: depuis il est enfermé dans l’enfer tibétain, en haut d’une montagne, dans le camp n°44. A casser des cailloux et préparer des routes. Sa faute? On ne la connaîtra pas. D’ailleurs, il est « seulement » incarcéré, pas condamné/jugé. Ordres d’un des derniers compagnons de Mao.

Lorsque des travailleurs découvrent le corps d’un Chinois, apparemment riche (très bien habillé, tenue occidentale), sans tête et sous un tas de roches, plusieurs drames se mettent en place: les Tibétains décident de ne pas continuer les travaux, de peur d’offenser le fantôme du mort; les dirigeants du camp, dépassés, font appel à l’armée — avec le risque d’une exécution massive des prisonniers du n°44; le chef du secteur fait venir Shan afin de l’obliger à mener l’enquête — ou plutôt: à clore le dossier sans remous. Mais Shan, déjà têtu autrefois, a de plus acquis la foi tibétaine et ses trésors de résistance. Il enquête, mais afin de trouver le ou les coupables, pas seulement pour boucler vite fait le dossier. Mais comment un prisonnier politique peu-il mener une enquête? C’est que le responsable judiciaire est en vacances — en fait, on découvre vite que c’est lui le mort. Et que l’assistant du responsable juridique du secteur est un jeune loup de Pékin, seulement désireux de faire condamner encore un autre responsable religieux de plus — le quatrième en peu de mois, au fil de meurtres mystérieux de responsables chinois du secteur.

Aidé par un ex-jeune moine paumé entre doctrine socialiste et foi bouddhiste, et par un des gardiens du camps, vieux soldat chinois désabusé et aigri, Shan fouille, enquête, interroge — mais ne découvre que toujours plus de questions, et pas de réponses. Pourtant, le temps presse, si Shan veut à la fois sauver le moine accusé à tort, et ses compagnons du n°44. Car le jeune loup mène son « enquête » parallèle. Et commence même à menacer le chef du secteur…

Mais quelle est cette organisation secrète d’étudiant de l’université de Pékin? Quel rôle joue dans les meurtres les résistants tibétains? Y a-t-il un ou deux meurtriers? Un d’entre eux est-il vraiment un moine? Pourquoi la tête de l’enquêteur chinois fut-elle cachée dans un lieu sacré secret, où s’empilent les crânes dorés des lamas depuis le XVIe siècle? Qui veut détruire ce lieu sacré et dans quel but? Quel rapport avec la mine américaine? Pourquoi le permis d’exploitation de la mine a-t-il été suspendu brusquement? Qui détient le costume rituel du démon que les Tibétains croient coupable des meurtres? Démon ou pas démon, qu’est-ce au juste qu’un démon (et un démon protecteur du Tibet, en plus), cela peut-il être un homme qui prend provisoirement le pouvoir de destruction du démon? Comment Trin-Le le moine disparaît-il du camps n°44? Possède-t-il réellement le pouvoir de la Flèche, ce secret des moines qui serait une sorte de téléportation?

Plus qu’un simple thriller, en fait, ce roman est une remarquable fusion du roman policier classique, du roman noir, du roman d’espionnage & du roman d’aventure exotique — avec les outils narratifs du thriller, bien entendu, mais avec également un véritable style. Ce roman est glaçant car décrivant avec précision l’écrasement et le désespoir de la société tibétaine en générale, et des esclaves des camps en particulier. On nous dit qu’Eliot Pattison est un grand spécialiste de la Chine — je veux bien le croire, quoique toujours dans ce genre de cas je m’interroge sur la précision et la réalité des détails décrits. Le sujet est délicat, la propagande anti-chinoise vite atteinte. D’un autre côté, je suis tout près à croire chacune des horreurs révélées par ce roman — et d’autres encore. Un autre danger idéologique, est la peinture par trop positive et exaltée du bouddhisme tibétain — il y a là la même sorte d’ « angélisme » que lorsque beaucoup d’auteurs parlent des Amérindiens.

Mais ce ne sont pas du tout là des reproches, juste de simples remarques d’ordre général et idéologique — puisque les questions idéologiques imprègnent ce roman.

L’intrigue est menée de manière remarquable — car les pistes sont extrêmement nombreuses, semblent souvent disparates, les motivations sont complexes et tordues, les psychologies souvent « aliens » (la retenue chinois, la politesse, la froideur, etc). La tension dramatique est également remarquable — en dépit des circonvolutions de l’histoire, jamais il n’y a de chute de tension. Et l’émotion est menée elle aussi de manière intelligente, sans aucune mièvrerie, sans mélo et pathos à deux balles. Tout en fait est assez retenu, à l’image de la psychologie chinoise & tibétaine. Et rien n’est jamais ni tout blanc ni tout noir. L’auteur se permet même une petite incursion dans la littérature d’aventure genre Indiana Jones, avec un temple archi-secret.

Et tout « sonne » juste, les noms, les lieux, les descriptions. On est à la fois complètement dépaysé & tout à fait captivé.

#45

J’ai lu, et fus déçu: The Silent Gondoliers, par William Goldman — l’auteur du génial & hilarant Princess Bride.

Il s’agit donc, contée par le fameux S. Morgenstern, véritable auteur de Princess Bride et que l’on disait mort, mais c’était grandement exagéré, enfin bref, il s’agit donc d’une nouvelle fable — cette fois sur les gondoliers de Venise, et pourquoi ceux-ci, autrefois renommés pour leur chant magnifique, ne chantent plus jamais aujourd’hui.

Luigi était un gondolier extrêmement doué — en fait, il réussissait du premier coup et comme sans y penser le plus difficile de tous les exercices demandés aux gondoliers (le passage dans un canal particulièrement étroit, et coudé). Seulement, hélas, il ne savait pas chanter: sa voix était si exécrable que durant les premiers temps où il exerça son métier de gondolier, certains clients s’évanouirent, et tous les habitants de Venise prirent l’habitude de bombarder Luigi de légumes et fruits divers afin de le faire taire… Pourtant, un jour Luigi sauva Venise. Et c’est après cet exploit incroyable que les gondoliers décidèrent de ne plus chanter — afin que Luigi redevienne à part entière l’un des leurs.

Moins que de fantasy, il s’agit ici de ce que Mark Twain nommait des tall tales — une fable exagérée afin d’effet comique. C’est amusant, certes, mais léger, très léger, et je ne parle pas que du nombre de signes… (l’éditeur nous fourgue une simple nouvelle dans le format d’un roman) Quant aux illustrations, elles sont franchement moches et banales. Un texte anecdotique, sans plus. Dommage.