#47

Lu: Bloodsucking Fiends, par Christopher Moore (auteur traduit dans la « Série Noire », mais ce roman-ci est encore inédit chez nous — et pour cause: je l’ai lu pour un éditeur intéressé).

Une sacrée gueule de bois! Jody se réveille un soir, complètement groggy: elle est dans une poubelle… Et elle a la main cramée. Il faut dire qu’elle vient de se faire sauvagement agresser, et qu’il semble miraculeux qu’elle soit encore en vie… En vie? Voir… Car en fait il s’est écoulé deux jours & nuits, depuis son « accident », et son assaillant était un vampire. Jody est donc désormais elle aussi… Une vampire. D’où sa main brûlée, qui se guérit très vite, presque à vue d’œil: un moyen détourné de la prévenir des dangers d’une exposition aux rayons du soleil…

Après une sévère dispute avec son futur-ex-petit ami (un sale con qu’elle assomme aussi sec d’un coup de pot de fleur — ses forces sont décuplées), Jody s’enfuit de son appart’ et erre dans la ville (San Francisco), la nuit. Problème: comment survivre quand on est une vampire? Par chance, passant devant un supermarché où une équipe est en train de décharger les camions de livraisons & de charger les rayons, Jody va rencontrer C. Thomas Flood — un jeune homme naïf, qui aspire à devenir écrivain et vient de débarquer à S.F. Tommy, chef d’équipe (un groupe d’associaux aussi barjos que sympas, qui se surnomment les Animaux), dissuade son collègue Simon d’harasser Jody et trouve le moyen du même coup d’obtenir un rendez-vous (nocturne) avec celle-ci. Bonheur de Tommy, qui est quasi puceau! Et soulagement de Jody, qui pense trouver en lui le mec idéal à manipuler/utiliser comme « agent diurne » pour sa survie.

Et ça marche: Tommy & Jody tombent même carrément amoureux! Et se mettent aussitôt en ménage: Tommy avait besoin de fuir son logement dans Chinatown (où un quiproquo culturel faisait qu’il venait d’être demandé en mariage par tout un groupe d’immigrants chinois, tous nommés Wong), Jody avait besoin d’un repaire sûr.

Quoique, sûr? Pas tout à fait: le vampire qui a « créé » Jody poursuit celle-ci de ses harcèlements, notamment en planquant exprès les cadavres de ses victimes exsangues près de chez Jody… Une Jody qui découvre d’ailleurs qu’en fait les vampires sont les prédateurs des malades & des condamnés (elle lit une aura noire autour des personnes déjà sur le point de mourir, genre malade du cancer ou du sida), et que de plus leurs meurtres ne laissent pas de trace (très belle scène où Jody, envahie par la faim vampirique, tue un jeune homme désespéré & suicidaire, qui la prend pour l’ange de la mort: son corps tombe en poussière immédiatement après). Et une enquête de police a débutée, qui évidemment se resserre très vite autour de Tommy (à défaut de Jody, qui sait devenir insaisissable)…

Il faut ajouter à ces ingrédients, notamment, un Empereur clochard (forcément inspiré par le très réel Empereur Norton, grande figure légendaire de San Francisco — ici réactualisée) qui fait la chasse au prédateur qui hante « sa » ville; Simon le gros macho violent au grand coeur, en fait rongé par le sida; un jeune chercheur qui pense avoir trouvé le moyen de rendre réversible une transformation vampirique; et les deux vieux flics qui cherchent un tueur en ne voulant surtout pas songer à un vampire, malgré certains indices. Et puis bien sûr, deux autres ingrédients, vraiment majeurs: la ville de San Francisco la nuit, rendue de manière vivante & attachante; et le style clinquant, poétique, astucieux, gouailleur, de l’auteur — tout à la fois ironique & tendre.

Et c’est là la grande force de Christopher Moore: beaucoup d’écrivains auraient choisi la voie de la méchanceté — c’est tellement plus « branché », d’être un salaud! Voir par exemple Colin Bates ou Will Self… Mais Moore aime trop ses personnages pour leur jouer ce mauvais tour. Ce qui fait qu’il parvient à conjuguer une intrigue dure & tendue, des personnages adorables, et des péripéties aussi tirées par les cheveux que parfaitement huilées (ce roman est un bordel d’autant plus réjouissant qu’il s’avère orchestré avec précision). C’est vraiment un plaisir. Un bouquin pas sérieux, pas profond, mais original et attachant.

#46

Un formidable thriller: The Skull Mantra, par Eliot Pattison. Lu au début de l’été, mais je n’en avais pas encore « rendu-compte » ici…

Dans le Tibet d’aujourd’hui, occupé par l’Armée Rouge chinoise depuis 1959, des camps de travail obligatoire (en fait des prisons servant également de zone de torture) servent à des taches ingrates telles qu’établissement de ponts et traçage de routes. La quasi-totalité des prisonniers sont des Tibétains, bien sûr: et surtout des moines, dans ce pays qui voyait autrefois une large partie de la population entrer dans les ordres pour la gloire de Bouddha. Mais Shan est Chinois, lui. Auparavant inspecteur de police, spécialisé dans les affaires de corruption, il a certainement été fouiller de trop près là où il ne fallait pas: depuis il est enfermé dans l’enfer tibétain, en haut d’une montagne, dans le camp n°44. A casser des cailloux et préparer des routes. Sa faute? On ne la connaîtra pas. D’ailleurs, il est « seulement » incarcéré, pas condamné/jugé. Ordres d’un des derniers compagnons de Mao.

Lorsque des travailleurs découvrent le corps d’un Chinois, apparemment riche (très bien habillé, tenue occidentale), sans tête et sous un tas de roches, plusieurs drames se mettent en place: les Tibétains décident de ne pas continuer les travaux, de peur d’offenser le fantôme du mort; les dirigeants du camp, dépassés, font appel à l’armée — avec le risque d’une exécution massive des prisonniers du n°44; le chef du secteur fait venir Shan afin de l’obliger à mener l’enquête — ou plutôt: à clore le dossier sans remous. Mais Shan, déjà têtu autrefois, a de plus acquis la foi tibétaine et ses trésors de résistance. Il enquête, mais afin de trouver le ou les coupables, pas seulement pour boucler vite fait le dossier. Mais comment un prisonnier politique peu-il mener une enquête? C’est que le responsable judiciaire est en vacances — en fait, on découvre vite que c’est lui le mort. Et que l’assistant du responsable juridique du secteur est un jeune loup de Pékin, seulement désireux de faire condamner encore un autre responsable religieux de plus — le quatrième en peu de mois, au fil de meurtres mystérieux de responsables chinois du secteur.

Aidé par un ex-jeune moine paumé entre doctrine socialiste et foi bouddhiste, et par un des gardiens du camps, vieux soldat chinois désabusé et aigri, Shan fouille, enquête, interroge — mais ne découvre que toujours plus de questions, et pas de réponses. Pourtant, le temps presse, si Shan veut à la fois sauver le moine accusé à tort, et ses compagnons du n°44. Car le jeune loup mène son « enquête » parallèle. Et commence même à menacer le chef du secteur…

Mais quelle est cette organisation secrète d’étudiant de l’université de Pékin? Quel rôle joue dans les meurtres les résistants tibétains? Y a-t-il un ou deux meurtriers? Un d’entre eux est-il vraiment un moine? Pourquoi la tête de l’enquêteur chinois fut-elle cachée dans un lieu sacré secret, où s’empilent les crânes dorés des lamas depuis le XVIe siècle? Qui veut détruire ce lieu sacré et dans quel but? Quel rapport avec la mine américaine? Pourquoi le permis d’exploitation de la mine a-t-il été suspendu brusquement? Qui détient le costume rituel du démon que les Tibétains croient coupable des meurtres? Démon ou pas démon, qu’est-ce au juste qu’un démon (et un démon protecteur du Tibet, en plus), cela peut-il être un homme qui prend provisoirement le pouvoir de destruction du démon? Comment Trin-Le le moine disparaît-il du camps n°44? Possède-t-il réellement le pouvoir de la Flèche, ce secret des moines qui serait une sorte de téléportation?

Plus qu’un simple thriller, en fait, ce roman est une remarquable fusion du roman policier classique, du roman noir, du roman d’espionnage & du roman d’aventure exotique — avec les outils narratifs du thriller, bien entendu, mais avec également un véritable style. Ce roman est glaçant car décrivant avec précision l’écrasement et le désespoir de la société tibétaine en générale, et des esclaves des camps en particulier. On nous dit qu’Eliot Pattison est un grand spécialiste de la Chine — je veux bien le croire, quoique toujours dans ce genre de cas je m’interroge sur la précision et la réalité des détails décrits. Le sujet est délicat, la propagande anti-chinoise vite atteinte. D’un autre côté, je suis tout près à croire chacune des horreurs révélées par ce roman — et d’autres encore. Un autre danger idéologique, est la peinture par trop positive et exaltée du bouddhisme tibétain — il y a là la même sorte d’ « angélisme » que lorsque beaucoup d’auteurs parlent des Amérindiens.

Mais ce ne sont pas du tout là des reproches, juste de simples remarques d’ordre général et idéologique — puisque les questions idéologiques imprègnent ce roman.

L’intrigue est menée de manière remarquable — car les pistes sont extrêmement nombreuses, semblent souvent disparates, les motivations sont complexes et tordues, les psychologies souvent « aliens » (la retenue chinois, la politesse, la froideur, etc). La tension dramatique est également remarquable — en dépit des circonvolutions de l’histoire, jamais il n’y a de chute de tension. Et l’émotion est menée elle aussi de manière intelligente, sans aucune mièvrerie, sans mélo et pathos à deux balles. Tout en fait est assez retenu, à l’image de la psychologie chinoise & tibétaine. Et rien n’est jamais ni tout blanc ni tout noir. L’auteur se permet même une petite incursion dans la littérature d’aventure genre Indiana Jones, avec un temple archi-secret.

Et tout « sonne » juste, les noms, les lieux, les descriptions. On est à la fois complètement dépaysé & tout à fait captivé.