#62

Dans l’idéal, j’aimerai pouvoir « alimenter » chaque jour ce weblog. Mais ce n’est pas toujours possible… Pas trop eu le temps (ni la matière) d’y écrire, ces derniers jours… Un peu de fatigue (remarquez, ça a un côté positif: j’ai perdu 3 kg — tant mieux!), et des tas de choses à terminer niveau écriture (la réécriture d’une nouvelle à terminer dare-dare puisque l’éditeur vient de se réveiller, un début de roman en collaboration, la maquette d’Étoiles Vives 9, etc)… Niveau lecture, à peine avais-je terminé de dévorer The Fall of the Kings de Kushner & Sherman (cf. mon post du 10.11.) que la Poste m’a gentiment apporté le tout nouveau roman de Charles de Lint, The Onion Girl. Je me suis jeté dessus!

Dans un même temps, je lis toujours (une de mes « lectures de commande » pour Denoël), mais par toutes petites « bouchées », Arslan de M.J. Engh (un roman de SF datant des années 70, portrait glaçant de la mise en place d’une dictature — c’est un roman tout à fait remarquable, mais tellement « vicieux » et dérangeant que je n’ai guère envie de m’y plonger longuement).

J’ai laissé tomber How the Dead Live de Will Self, commencé il y a déjà un bon moment: j’en suis à la page 136 et rien ne bouge, ce ne sont que sarcasmes & méchancetés gratuites, les prémisses sont astucieuses, leur tenue « logique » fort adroite & imaginative… and so what? Je ne vois pas de progression, et je fatigue. La vacherie branchouille, ça va bien un moment. Le style hype aussi.

#59

Lu: The Fall of the Kings, d’Ellen Kushner & Delia Sherman (un roman pas encore paru, je l’ai lu sur manuscrit pour Denoël).

Dés que mon copain de chez Denoël m’a dit qu’il me ferait lire le nouveau Kushner & Sherman, j’ai été fébrile! J’avais adoré Swordspoint (de Kushner seule, depuis elle écrit avec sa compagne Deklia Sherman, elle aussi autrcie de plusieurs excellents bouquins) et plusieurs novellae situées dans le même univers — et je savais que les autrices préparaient d’autres romans dans ce cadre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu.

Je pourrais m’amuser à décrire The Fall of the Kings comme un mélange d’Alexandre Dumas, de David Lodge et des Pré-raphaelites. Ce qui n’est pas forcément très évident — mais pourtant c’est vrai! The Fall of the Kings est tout à la fois un roman de campus, un roman de cape-et-d’épée, une fable préraphaelite (tout dans l’esthétique de sa religion et dans sa symbolique rappelle les Pré-raphaelites, y compris la description des tableaux que peint un personnage secondaire), et bien entendu un grand, un très grand roman de fantasy.

Qu’en dire sinon? Allez, ça va faire un très long post mais il faut que je détaille…

Les lieux: la même ville (non nommée) que dans Swordspoint, cette ville de style Renaissance dont on ne nous donne jamais le nom (en a-t-elle seulement un ?) mais dont les quartiers nous sont bien connus: Riverside (le quartier populaire où se déroulait une bonne part de Swordspoint), the Hill (le quartier noble), the University, etc.

Nous sommes plusieurs générations après l’époque de Swordspoint: Michael Godwin, l’amant du bretteur St Vier dans Swordspoint, apparaît ici, très brièvement, comme un très vénérable vieillard, doyen de la famille Godwin. St Vier lui-même n’est plus q’une figure mythique, une légende — d’ailleurs, les swordsmen ne font plus leur loi dans la ville comme du temps de St Vier, ils sont désormais rares et cantonnés à un rôle essentiellement décoratif, symbolique, ou pour de peu fréquents duels très ritualisés.

Basil St Cloud est un jeune docteur de l’Université, un jeune homme fraîchement promu et plein de nouvelles idées, qui enseigne l’Histoire Ancienne — c’est-à-dire la période historique précédant la Chute des Rois. Tandis que son rival, l‘onctueux et politicien Dr Crabbe, enseigne l’Histoire Récente, c’est-à-dire la période de la Chute et ensuite. Et tandis que Crabbe (et toute la vieille garde de la recherche universitaire) se contente de compiler et re-compiler encore les mêmes documents, les mêmes sources secondaires, St Cloud et quelques-uns de ses amis & confrères (comme le Dr Rugg, en mathématiques) prône une véritable recherche, c’est-à-dire l’étude des documents d’origine — qui souvent, gisent simplement dans les Archives de l’Université, touchés par personne depuis des décennies. Une querelle qui semble très actuelle aux yeux du lecteur contemporain, d ‘ailleurs — c’est un des débats qui agite l’université de nos jours. En cela, The Fall of the Kings démarre dans un sous-genre littéraire qui n’avait encore pas tellement été exploré par la fantasy, je crois (à part dans Tam Lin de Pamela Dean, tout de même): le « roman de campus » à la David Lodge, par exemple.

St Cloud est fort troublé par des documents qu’il a retrouvé lors de ses recherches (il achète souvent des vieux textes à des brocanteurs, par exemple). Et son malaise ne fait qu’accroître lorsqu’un matin il assiste à la nouvelle (et dernière) conférence de son vieux maître le Dr Tortua — avec lequel il s’était disputé, et qui a visiblement glissé depuis dans la sénilité (il ne reconnaît même pas St Cloud). Quoique confus, le discours de Tortua confirme des soupçons de St Cloud — et provoque un début de scandale: c’est tout juste si le Dr Tortua n’annonce pas carrément que les Sorciers qui secondaient autrefois les Rois n’avaient pas de réels pouvoirs magiques!

Mais la magie n’existe pas, tout le monde sait cela! Et d’ailleurs prétendre qu’elle existe et fonctionne, est un crime de trahison, normalement punie parla loi. Crabbe jubile : maintenant que Tortua est discrédité, sénile, la chaire d’histoire qu’il convoitait devrait lui revenir sans problème — et tout l’enseignement de Crabbe s’appuie justement sur les commentaires officiels, qui prennent bien garde de se moquer de la magie, de peindre des Sorciers l’image de charlatans politicards.

Mais St Cloud défend l’idée selon laquelle les Rois n’ont pas toujours été aussi corrompus et déments que les derniers d’entre eux, qu’en fait avant l’Union du Nord et du Sud (la ville est dans la partie Sud du royaume), il existait un réel équilibre des pouvoirs entre le Roi et son Sorcier, équilibre qui se défit peu à peu avec l’alliance avec le Sud et les compromis diplomatiques et politiques que les Sorciers furent obligés de faire de se concilier les habitants du Sud et leurs croyances polythéistes. En fait, St Cloud a une preuve irréfutable — mais il ne peut la brandir: il s’agit sans doute de la dernière copie du Livre des Sorciers, le grimoire magique que les conseillers du roi se passaient de génération en génération. Mais l’exhiber serait encourir à coup sûr une condamnation pour trahison.

D’ailleurs, St Cloud ne glisse que peu à peu vers la conviction de l’existence de la magie — car il est un fervent et honnête convaincu des vertus du régime aristocratique (les autrices ne nous exposent jamais clairement le mode de fonctionnement du gouvernement, mais on comprend que plusieurs chambres siègent, et que s’il ne s’agit pas d’une république, on n’en est pas très loin). Et n’entend d’abord que rétablir la vérité historique sur le règne des Rois avant leur corruption et leur Chute (le dernier roi, Gerard le fou, fut assassiné par l’un de ses suivants, le Duc Tremontaine, qui s’était d’abord débarrassé des Sorciers en les enfermant dans une salle — soit en la rendant hermétique par une serrure magique, pense St Cloud, soit en mettant le feu à la salle, pensent les commentateurs officiels. Les aristocrates prirent ensuite le gouvernement en main). Mais d’autres éléments de l’Université aimeraient le voir aller plus loin: les Nordistes, jeunes gens venus des provinces du Nord pour étudier, et qui ont apporté avec eux leurs croyances. Les cheveux tressés à l’ancienne, une broche en forme de feuille sur la veste, les Nordistes croient toujours en la nature divine du Land, et pratiquent toujours des rituels (interdits dans le Sud) pour le renouveau du Land lors de la nouvelle année. Et ils attendent le retour du Roi, convaincus de la nature religieuse fondamentale du lien entre le Land et le Roi — lien consacré autrefois par les Sorciers.

Chargé par Arlen, le Chancelier Serpent (une sorte de ministre de l’intérieur), d’enquêter discrètement sur les troubles séditieux et royalistes, le jeune noble Nicholas Gailing cherche à s’introduire dans les cercles universitaires mais n’y parvient pas, et se fait aider par un vieil ami pour recruter un agent dans les proches de St Cloud, le désagréable et grande gueule Henry. Dans un même temps Theron Tremontaine, héritier prochain du duché de Tremontaine et dernier descendant direct du fameux Duc David qui tua le dernier Roi, tombe amoureux du Dr St Cloud. Leur liaison s’amorce, tumultueuse, passionnée. Pas réellement étudiant, Theron ne se sent pas non plus vraiment noble: il a été élevé à Riverside par sa mère, une étrangère qui pratique la médecine et a même obtenu une chaire d’enseignement, et l’entrée à l’Université d’une classe de filles. Les Tremontaine sont une famille importante, mais non conventionnelle.

Convaincu par ses collègues qu’il doit obtenir la chaire d’histoire, St Cloud lance un défi solennel à Crabbe: les deux docteurs devront s’affronter verbalement, dans un cadre traditionnel, sur un sujet du choix de St Cloud: l’existence de la magie!

À l’approche des fêtes de la Fin d’année et du Nouvel an, les Nordistes se font plus agités, les débats plus houleux, alors que ni Theron ni Basil ne réalisent la tension autour d’eux, perdus qu’ils sont à la fois dans leurs études et dans leur passion amoureuse. Mais une chasse est organisée par les Nordistes: ils se mettent à pourchasser Theron dans toute la ville, jusqu’au bois de chênes qui s‘étend dans la « proche banlieue » — et là, ils pratiquent une cérémonie rituelle, celle-là même qui hantait depuis toujours les rêves de Theron. Avant d’être choisi, le futur Roi doit être pourchassé comme un cerf (incarné en un cerf?), et rituellement tué dans le bois de chênes, par les Compagnons du Roi! Les Nordistes répètent cette cérémonie, sans Roi ni Sorcier, depuis l’époque de la Chute qui les a privé de la réalité (?) de cette cérémonie…

À cette ligne principale d’intrigue, il faut ajouter de nombreuses autres, qui toutes convergent bien sûr, ajoutent à l’effet de tension croissante, de montée vers l’accomplissement symbolique de Theron en cerf/Roi. Il y a les magouilles de Nicholas Gailing. Les réunions familiales des Tremontaine. La vie mondaine de Theron, au théâtre ou dans les soirées. La vie universitaire, avec le cercle des étudiants proches de St Cloud (tous attachants et bien brossés). L’agitation des fêtes de fin d’année. Le retour de la soeur batarde de Theron, la piratesse Jessica. La rencontre de Theron avec une petite fille qui rêve de devenir écrivain. Les préparatifs du mariage de Theron avec une tendre jeune fille, afin de remplir son devoir ducal (dans cette société, la plupart des gens semblent être volontiers bisexuels — quoique curieusement les autrices ne mettent en scènes que les amours homosexuelles, réservant les liaisons hétérosexuelles à une certain image traditionnelle de la famille). Les recherches et cours magistraux sur le passé du royaume. L’obsession de la fameuse peintre Ysaud pour l’imagerie du cerf, de la forêt, du jeune homme — avec Theron comme modèle. Etc, etc.

Ce roman est sophistiqué, tumultueux, flamboyant, aussi beau mais moins « futile » que Swordspoint, son style est un bonheur de tous les instants, sa fièvre admirablement bien conduite. La magie y est mise en scène de manière très subtile — libre au lecteur, si vraiment il le désire, de penser que la magie n’est qu’un phénomène psychologique chez St Cloud et Theron. Pour ma part, j’ai été emporté, subjugué!

C’est le genre de roman dont on se sent orphelin lorsqu’on le referme. La réussite est complète, le bonheur parfait.

#58

Il faisait doux & beau, jeudi dernier. En sortant du resto, je n’ai pas eu envie de rentrer tout de suite chez moi. Je suis donc parti un peu au hasard dans les rues de Villeurbanne — une ville aussi vaste que moche, en fait, sans caractère, mais comme dans toutes les villes on y trouve des petites choses à observer, des bâtiments étonnants, des petites maisons cachées entre deux immeubles modernes, des courettes moussues, des anciennes usines… Villeurbanne présentait un aspect intéressant, il y a encore peu d’années de cela. Mêlant campagne, petites usines & banlieue pavillonaire. Hélas, l’aveuglement d’une municipalité sans plan urbanistique & l’appétit vorace des promoteurs immobiliers ont transformé en peu de temps cet ensemble quaint & étrange en une simple ville-dortoir, une zone résidentielle sans imagination. Les grandes cheminées en brique sont presque toutes tombées. Les petites maisons ont presque toutes été rasées. Il faut désormais pas mal chercher pour trouver dans Villeurbanne quelques coins encore préservés. Telle cette amusante rue Baudelaire, à la « poésie » inorthodoxe: elle serpente entre d’anciennes usines. Et oui, j’aime assez les vieilles usines: elles ont un côté « friches industrielles » qui est séduisant, elles dégagent une sorte de charme délabré, offrent au regard des arbres tordus, des pavés disjoints, des décorations d’autrefois, des coins & des recoins inattendus — alors que les résidences qui poussent actuellement se ressemblent toutes, sans surprise, aseptisées. Les vieux garages, aussi, offrent encore des ruptures intéressantes dans l’uniformisation du tissu urbain.

Cela faisait très longtemps que je ne m’étais pas promené comme ça. Depuis la fin de l’écriture de ma nouvelle « Volage », je crois (dont la narration erre dans Montchat, du côté de la voie ferrée — elle sortira au début de l’an prochain dans la revue québécoise Solaris). Hélas, Lyon & Villeurbanne ne recèlent plus pour moi tellement de vraies surprises… Je suis passé cependant, pour la première fois depuis longtemps, par le quartier des Gratte-Ciel: il est maintenant entièrement repeint en blanc, presque pimpant. C’est un ensemble architectural incroyable. Unique. À la fois dérisoire (en fait de « grattes-ciel », les tours ne sont pas bien hautes) et enthousiasmant (un ensemble bien intégré, réfléchi, esthétique). J’ai lu quelque part que c’était le premier projet urbanistique européen à s’inspirer de l’architecture américaine. Avant d’être blanc, il faisait carrément stalinien: même source d’inspiration. En ce moment, il est simplement… intemporel. Un fantasme d’années trente, transplanté en notre début de XXIe siècle. J’adore. Dommage qu’il ne soit pas un peu plus vaste — et surtout: que les bâtiments qui l’entourent n’aient pas la même démesure, le même génie tranquille. Seul le lycée Pierre Brossolette, tout près, et surtout ses grands pilliers d’entrée, retrouve une infime parcelle de cette belle mégalomanie Art Déco.