#52

Lu — ou plutôt: parcouru, goûté, feuilleté… Je pensais que mon père était Dieu de Paul Auster. Ou, plus exactement, sa version originale (vous connaissez mon « snobisme » pour la lecture en VO): I Thought My Father Was God.

Une très étrange anthologie, de courtes histoires authentiques écrites par des « gens ordinaires » & sélectionnées par Paul Auster dans le cadre du « National Story Project ». Chargé de lire une fois par mois une histoire, à l’antenne d’une radio nationale américaine, Auster fit appel aux témoignages de ses contemporains: à chacun de lui proposer

stories that defied our expectations about the world, anecdotes that revealed the mysterious and unknowable forces at work in our lives, in our family histories, in our minds and bodies, in our souls… […] hoping to put together an archive of facts, a museum of American reality.

Le résultat? Cent soixante dix neuf brèves histoires, généralement contées de manière ordinaire (quoique certaines soient très stylées), ouvrant sur le quotidien quelques perspectives étonnantes. Une démarche typiquement austerienne, somme toute, mais ici ouverte à ce que les notes de couvertures nomment un peu prétentieusement « l’âme américaine » — et qui est en fait la trame de la réalité.

Une autrice de la Gang, Marie-Pierre Najman, a coutume de parler de « grumeaux » à propos de ces petits instants incongrus de la vie de tous les jours: les coïncidences étonnantes, les événements étranges, les détails réels légèrement en décalage de la vision ordinaire des choses. J’adore ce mot: grumeau! Ce sont donc 179 grumeaux qui nous sont offerts à lire dans ce beau recueil (l’édition américaine, chez Henry Holt, est un hardcover formidablement soigné & maquetté, vraiment superbe — l’édition française, parue un peu avant, présente l’habituelle qualité d’Actes Sud).

Parfois bouleversants, parfois amusants, parfois presque anodins, toujours touchants — et toujours profondément personnels & paradoxalement universels, ces grumeaux savent dénicher dans le réel comme une sorte de « réalisme magique » authentique…

Splendide, tout simplement. Un livre hors normes. Enivrant, fascinant: à lire à petites doses régulières…

#51

Stress félin… Tout le week-end Nina, ma chatte, est restée planquée sous mon lit — sauvage, la petite bête: elle déteste que du monde vienne chez… nous. Elle n’a émergé de sa cachette qu’après le départ du dernier convive dimanche soir. Et s’est aussitôt mise à jouer, comme si de rien n’était, tandis que je rangeais le bazar dans le salon — image amusante de la bestiole tentant de chopper une madeleine tout au fond d’un sac en plastique…

Troc félin… Hier soir, Nina ne voulait pas manger sa pâtée. Elle vint quémander auprès de moi, alors que je dînais — ce qu’elle ne fait jamais d’habitude. Lui cédant, je lui ai finalement coupé un morceau de jambon de ma garniture de choucroute, que je lui ai mis dans sa gamelle. Joie de Nina, qui mangea avec entrain son jambon — et termina même sa pâtée dans la foulée. Elle revint ensuite voir si je n’avais pas encore autre chose pour elle — elle eut le droit de lécher le pot en verre du reste de crème brûlée. Elle alla ensuite dehors, et me ramena, toute contente d’elle, d’abord une sauterelle, puis une souris (morte, heureusement).

#50

« Dusk is magic time, the sky still faintly lit. Streetlamps are on and lights glow from windows, making the city look mysterious and serene.  » (David Hunt, The Magician’s tale)

La réalité devient tout de suite plus intéressante, dés que la lumière change, devient « différente ».

Je me souviens de mon avant-dernier séjour à Nantes, il y a deux étés de cela: lorsque nous quittâmes la ville, Nana & moi, le jour se levait à peine. Et la ville se déroula devant moi comme un décor tout neuf, chaque détail nouvellement repeint, brillant dans des teintes allant du bleu au rose, à la fois tendre et tranché. Les lumières brillaient encore aux fenêtres des maisons, au bout du pont tout le coteau prenait des allures de pays des merveilles. Les chansons de Samuel Smiles, la voix langoureuse de Tim Bowness, se glissèrent aussitôt dans ma tête: la pochette du premier album de ce groupe est exactement ainsi, un paysage de lever du jour, le rivage incertain d’une ville et d’une lumière montante.

Alors que nous traversions les Monts d’Arrée, Nana me parla de la lumière jaune qui baigne bien souvent tout le ciel, dans ce pays, des saisons durant. Curieusement (vu le sujet pour le moins ésotérique & personnel), nous nous comprîmes parfaitement: cette « lumière jaune » est pour moi synonyme de magie, synonyme d’un état différent du monde. Rare, cette « lumière jaune »: à Lyon je ne l’ai jamais vue que trois fois. Et encore, une de ces fois-là elle ne tint que le temps d’une matinée. Je me souviens l’avoir observée deux fois également à Bordeaux (le souffle d’un vent chaud, assorti à la la piqûre d’une pluie fine et glacée, et partout, sur tout, cette aura dorée — souvenir précieux, presque fiévreux, d’un moment rarissime). Et Nana de m’annoncer que c’est tout l’hiver que la « lumière jaune » transforme le paysage breton? Pas étonnant alors qu’on pense que cette contrée soit le refuge du Petit peuple, que la magie en infuse chaque parcelle de bruyère… J’ai du mal, en fait, à concevoir que cette lumière jaune, si précieuse et rare à ma connaissance, puisse être abondante quelque part — par exemple en Bretagne. Pourtant, à admirer les collines brunes, les vastes étendues de bruyères rugueuses, la terre couleur de tourbe, les jeux d’ombre et de lumière des nuages sur le pays, oui, je parvenais presque à le concevoir.

La lumière d’orage, également, peut être porteuse de magie: en route vers Clermont-Ferrand pour un concert de Camel, avec Olivier, son père conduit. Le paysage déjà baroque de l’autoroute de Clermont, transfiguré par un ciel de plomb, plus tourbeux encore que les montagnes qu’il couvre. Les monts du Forez dans le brouillard, le soleil couchant juste une blessure éclatante au sein des déchirements. Tout ce voyage ne fut qu’un émerveillement, l’impression de glisser au sein d’un monde transformé en spectacle permanent, une souple trajectoire entre ombre & lumière, tonnerre & brume. Avec l’apothéose au-dessus de Clermont: la limite de la chape précisément découpée, véritablement comme le bord d’un couvercle, un épais trait noir tiré au ras du sommet de la cathédrale, en dessous duquel brille de tout son or la lumière d’un jour qui ne s’est finalement pas encore éteint. Et toute la ville s’enflant devant nous, tel le dos rond d’un volcan, les vies humaines comme autant d’étincelles sur ses flancs.

Et la fin du jour: même dans la vie ordinaire, la routine, un peu de magie. L’autre soir, en rentrant du boulot — la traversée de la place de la gare subtilement transformée, « enchantée ». Mieux: brouillée. Lorsque la lumière du jour commence à se faire indistincte, les formes humaines et végétales — tout ce qui vit — semble vibrer, tandis que l’architecture des bâtiments semble acquérir une nouvelle franchise, se découper d’autant plus précisément que les êtres deviennent presque flous. Ce soir encore: lumière grise, entre chat & loup comme le dit une belle expression — ce moment où l’on n’est plus tout à fait dans le jour, mais pas encore dans la nuit. Et les feuilles mortes jonchant le sol, rousses, semblant irradier leur propre lumière, étrange & superbe contraste du ciel blafard & des taches dorées des feuilles, tavelant les trottoirs.