Un formidable thriller: The Skull Mantra, par Eliot Pattison. Lu au début de l’été, mais je n’en avais pas encore « rendu-compte » ici…
Dans le Tibet d’aujourd’hui, occupé par l’Armée Rouge chinoise depuis 1959, des camps de travail obligatoire (en fait des prisons servant également de zone de torture) servent à des taches ingrates telles qu’établissement de ponts et traçage de routes. La quasi-totalité des prisonniers sont des Tibétains, bien sûr: et surtout des moines, dans ce pays qui voyait autrefois une large partie de la population entrer dans les ordres pour la gloire de Bouddha. Mais Shan est Chinois, lui. Auparavant inspecteur de police, spécialisé dans les affaires de corruption, il a certainement été fouiller de trop près là où il ne fallait pas: depuis il est enfermé dans l’enfer tibétain, en haut d’une montagne, dans le camp n°44. A casser des cailloux et préparer des routes. Sa faute? On ne la connaîtra pas. D’ailleurs, il est « seulement » incarcéré, pas condamné/jugé. Ordres d’un des derniers compagnons de Mao.
Lorsque des travailleurs découvrent le corps d’un Chinois, apparemment riche (très bien habillé, tenue occidentale), sans tête et sous un tas de roches, plusieurs drames se mettent en place: les Tibétains décident de ne pas continuer les travaux, de peur d’offenser le fantôme du mort; les dirigeants du camp, dépassés, font appel à l’armée — avec le risque d’une exécution massive des prisonniers du n°44; le chef du secteur fait venir Shan afin de l’obliger à mener l’enquête — ou plutôt: à clore le dossier sans remous. Mais Shan, déjà têtu autrefois, a de plus acquis la foi tibétaine et ses trésors de résistance. Il enquête, mais afin de trouver le ou les coupables, pas seulement pour boucler vite fait le dossier. Mais comment un prisonnier politique peu-il mener une enquête? C’est que le responsable judiciaire est en vacances — en fait, on découvre vite que c’est lui le mort. Et que l’assistant du responsable juridique du secteur est un jeune loup de Pékin, seulement désireux de faire condamner encore un autre responsable religieux de plus — le quatrième en peu de mois, au fil de meurtres mystérieux de responsables chinois du secteur.
Aidé par un ex-jeune moine paumé entre doctrine socialiste et foi bouddhiste, et par un des gardiens du camps, vieux soldat chinois désabusé et aigri, Shan fouille, enquête, interroge — mais ne découvre que toujours plus de questions, et pas de réponses. Pourtant, le temps presse, si Shan veut à la fois sauver le moine accusé à tort, et ses compagnons du n°44. Car le jeune loup mène son « enquête » parallèle. Et commence même à menacer le chef du secteur…
Mais quelle est cette organisation secrète d’étudiant de l’université de Pékin? Quel rôle joue dans les meurtres les résistants tibétains? Y a-t-il un ou deux meurtriers? Un d’entre eux est-il vraiment un moine? Pourquoi la tête de l’enquêteur chinois fut-elle cachée dans un lieu sacré secret, où s’empilent les crânes dorés des lamas depuis le XVIe siècle? Qui veut détruire ce lieu sacré et dans quel but? Quel rapport avec la mine américaine? Pourquoi le permis d’exploitation de la mine a-t-il été suspendu brusquement? Qui détient le costume rituel du démon que les Tibétains croient coupable des meurtres? Démon ou pas démon, qu’est-ce au juste qu’un démon (et un démon protecteur du Tibet, en plus), cela peut-il être un homme qui prend provisoirement le pouvoir de destruction du démon? Comment Trin-Le le moine disparaît-il du camps n°44? Possède-t-il réellement le pouvoir de la Flèche, ce secret des moines qui serait une sorte de téléportation?
Plus qu’un simple thriller, en fait, ce roman est une remarquable fusion du roman policier classique, du roman noir, du roman d’espionnage & du roman d’aventure exotique — avec les outils narratifs du thriller, bien entendu, mais avec également un véritable style. Ce roman est glaçant car décrivant avec précision l’écrasement et le désespoir de la société tibétaine en générale, et des esclaves des camps en particulier. On nous dit qu’Eliot Pattison est un grand spécialiste de la Chine — je veux bien le croire, quoique toujours dans ce genre de cas je m’interroge sur la précision et la réalité des détails décrits. Le sujet est délicat, la propagande anti-chinoise vite atteinte. D’un autre côté, je suis tout près à croire chacune des horreurs révélées par ce roman — et d’autres encore. Un autre danger idéologique, est la peinture par trop positive et exaltée du bouddhisme tibétain — il y a là la même sorte d’ « angélisme » que lorsque beaucoup d’auteurs parlent des Amérindiens.
Mais ce ne sont pas du tout là des reproches, juste de simples remarques d’ordre général et idéologique — puisque les questions idéologiques imprègnent ce roman.
L’intrigue est menée de manière remarquable — car les pistes sont extrêmement nombreuses, semblent souvent disparates, les motivations sont complexes et tordues, les psychologies souvent « aliens » (la retenue chinois, la politesse, la froideur, etc). La tension dramatique est également remarquable — en dépit des circonvolutions de l’histoire, jamais il n’y a de chute de tension. Et l’émotion est menée elle aussi de manière intelligente, sans aucune mièvrerie, sans mélo et pathos à deux balles. Tout en fait est assez retenu, à l’image de la psychologie chinoise & tibétaine. Et rien n’est jamais ni tout blanc ni tout noir. L’auteur se permet même une petite incursion dans la littérature d’aventure genre Indiana Jones, avec un temple archi-secret.
Et tout « sonne » juste, les noms, les lieux, les descriptions. On est à la fois complètement dépaysé & tout à fait captivé.