#260

Voyons donc, qu’ai-je lu durant mes vacances?

Je m’étais emporté Babaluma, la nouvelle enquête de Tem par Roland C. Wagner. Grand fan de cette série, j’en ai dévoré ce tome tant attendu avec délectation. Me reste encore à lire Le Nombril du monde Roland a rattaché ce petit roman à son cycle, faut que je complète ma connaissance de son oeuvre. D’ailleurs, le feuilleton de Bifrost excepté, ce doit être le seul bouquin de Roland que je n’ai pas encore lu.

Pour Denoël, j’avais à lire deux bouquins: le premier faux Ambre d’après Zelazny (The Dawn of Amber par John Gregory Betancourt), et l’étrange The Eyre Affair de Jasper Fforde.

Du premier, je dirai que c’est un roman tout à fait dans la lignée du cycle d’Ambre, je n’y ai rien vu de choquant… Le style est certes parfaitement/tristement plat (alors que celui de Zelazny était subtil), surtout constitué de dialogues très simples, mais cela fonctionne sans « couac », l’auteur étant assez intelligent pour n’oublier aucun détail… Commercial, mais plaisant: je m’attendais à bien pire.

Du second…

Thursday Next est une agente des Opération Spéciales – les services secrets chargés des différentes tâches d’enquêtes & de surveillances. Elle bosse dans une agence du niveau SO-27 : les LiteraTec, les brigades d’interventions littéraires, qui luttent contre le trafic de faux manuscrits, de faux ouvrages rares, de contrefaçons de textes, contre les comédiens pirates jouant de manière non autorisée les grands textes, etc.

Car le monde de Thursday Next est une uchronie étrange, où après avoir perdu la Seconde guerre mondiale, et avoir été occupée par l’Allemagne nazie, l’Angleterre fut libérée (et remontée) par l’action d’une sorte de multinationale nommée la Goliath Corporation. Dans ce monde, notamment, le Pays de Galle a fait sécession au XIXe siècle pour devenir une République socialiste, et la guerre de Crimée dure encore & toujours – la Russie est toujours tsariste et la guerre pour la péninsule criméenne se poursuit depuis plus d’un siècle… Ah, une autre différence, cocasse celle-là : la science n’ayant pas tout à fait pris les mêmes chemins, le clonage est courant & la mode est de posséder comme animal domestique une bête disparue reconstituée, tel qu’un dodo – celui de Thursday est un vieux modèle, un 1.2 nommé Pickwick.

Autre différence de taille avec notre monde : la littérature y est adulée, jouant le rôle que tant la télé que le foot, par exemple, peuvent jouer chez nous. S’en est au point où de nombreuses personnes font changer leur nom pour un patronyme d’&écrivain célèbre – le gouvernement a du mettre au point un système de numérotation des citoyens afin de distinguer, par exemple, monsieur John Milton 497 de monsieur John Milton 582… Des conventions ont lieu où tout le monde se déguise en John Milton… Les cartes de crédit se nomment Babbage, Newton ou Pascal…

Et lorsque le manuscrit d’un petit Dickens, « Martin Chuzzlewit », est dérobé, c’est un scandale national que le SO-27 se doit de désamorcer au plus tôt !

Mais le voleur n’a rien de commun : il s’agit d’un archi-criminel qu’on espérait mort depuis longtemps (en fait, il avait feint sa propre mort), l’abominable Acheron Hades, aux pouvoirs si étranges qu’il ne faut surtout pas prononcer son nom dans ses parages sinon il vous entend ! Depuis longtemps, le détective Fillip Tamworth essaye de mettre la main sur Hades – sa brigade, SO-5, n’existe même que dans ce but. Il pense qu’Hades a de nombreux pouvoirs anormaux, dont celui de pouvoir influencer l’esprit des ses opposants. Chaque fois qu’un simple flic a essayé de l’arrêter, ledit flic s’est soit suicidé avec sa propre arme, ou a donné celle-ci à Hades. D’ailleurs, des balles peuvent-elles arrêter Hades ? Les agents de SO-5 sont équipés de balles anti-char, des fois que des minutions normales ne suffisent pas. Et Hades semble aussi pouvoir ne pas être enregistré en vidéo ni photographié : Thursday Next est embauché par Tamworth car elle est justement l’une des très rares personnes à connaître Hades de vue – il fut autrefois son prof, avant le début de carrière criminelle. De plus, Thursday avait refusé à l’époque de coucher avec son prof, ce qui semble dénoter chez elle une force de caractère suffisante pour résister à la persuasion surnaturelle d’Hades.

Pourtant, leur première opération se termine par un échec atroce : seule Next survit, par miracle (la balle qui devait la tuer fut freinée par une copie de « Jane Eyre » qu’elle portait dans sa poche de poitrine, et un gentleman mystérieux lui est venue en aide alors qu’elle gisait inconsciente).

Alors qu’elle repose dans son lit d’hôpital, Next a la visite d’une extraordinaire voiture de sport multicolore, qui apparaît dans sa chambre. A son bord : un jeune homme qu’elle ne connaît pas, et une jeune femme qu’elle hésite à reconnaître, qui lui jette qu’il faut absolument qu’elle accepte un poste de SO-27 à Swindon… Cette jeune femme… c’est elle-même ?:

Le voyage dans le temps n’est pas inconnu dans ce monde : c’est l’apanage d’une brigade, dont le père de Thursday faisait partie avant de devenir un pirate du temps. Par moment, papa Next apparaît, gelant le temps autour de Thursday, et lui pose en général des questions sur l’histoire européenne – il semble tenter de « réparer » des dérives selon lui anormales, des retouches dont il accuse les « révisionnistes français »… Mais Thursday ne sait pas voyager dans le temps, donc comment est-il possible qu’elle se soit apparue à elle-même ? Et qui était le mystérieux homme qui l’a sauvée : il a laissé derrière lui un mouchoir aux initiales rappelant celles de Rochester, un des personnages principaux de « Jane Eyre »… Une idée étrange ? pas tant que ça : Thursday a eu une étrange expérience étant petite fille – elle passa un moment dans « Jane Eyre », où elle fit connaissance de Rochester avant sa première rencontre avec l’héroïne & narratrice du roman de Charlotte Brontë. Oublié car apparemment un fantasme d’enfant, ce souvenir revient narguer Thursday… Comment un personnage de roman pourrait-il exister dans la réalité?

The Eyre Affair est un roman infiniment astucieux, fort complexe et très amusant — plein de réparties rigolotes & de trouvailles ahurissantes (comme cette représentation de « Richard III » aux allures de « Rocky Horror Picture Show »…). Des aspects de ce monde demeurent à explorer – et en particulier son rapport avec le nôtre, d’où provient une telle uchronie. Une suite est d’ailleurs déjà prévue, Lost in a Good Book. Et quoique après tout l’idée de base de Jasper Fforde ne soit pas si neuve que ça pour le domaine francophone (une idée très similaire a déjà été explorée par Michel Pagel dans ses « Helix Pomatias » et par le bédéiste Tronchet dans ses « Raoul Fulgurex »), son exploitation en roman est très plaisante, très amusante, d’un humour & d’une gouaille pas très loin d’un Terry Pratchett. J’ignore si un tel bouquin pourrait être traduit en français — la surabondance de références littéraires strictement anglaises (Wordsworth, Trollope, etc) me semble constituer un certain handicape. Mais toujours est-il que je me suis vraiment bien amusé à cette lecture.

Sinon, qu’ai-je lu encore? J’ai terminé Easter de Michael Arditti — la chronique acidulée d’une petite paroisse anglicane de la banlieue de Londres. Amusant mais un chouia chiant, ai-je trouvé. La prose d’Arditti manque d’allant, à mon goût.

Lu deux polars: Piotr-le-Letton de Simenon (un bon vieux Maigret), et L’eau vive de A.E.W. Mason (un auteur anglais oublié, de l’entre-deux-guerres — ici dans une traduction française sans précision du titre original, dans la collection Nelson — à peine polar en fait, plutôt une gentille chronique désuète, de sports d’hiver & de mort mystérieuse). Commencé deux autres: King Solomon’s Carpet de Barbara Vine (très beau, très prenant, & entièrement à propos du métro londonien!) et Gun Before Butter de Nicolas Freeling (une enquête du flic d’Amsterdam, l’inspecteur Van der Valk — j’en avais lu dans le temps, en 10/18, et ai retrouvé cette bonhommie à la Maigret avec plaisir).

Et deux courts romans: Peter de Kate Walker (un petit roman homo australien, plutôt pour ado — amusant & touchant, je verrai tout à fait ça traduit en École des Loisirs, il en a la qualité & l’humeur) et The Weekend de Peter Cameron (récit faussement simple d’un week-end à la campagne, entre amis — une petite merveille d’observation, subtil & souvent bouleversant). Les deux avaient en commun d’être « highly recommended » par la librairie gay de Londres (Gay’s the Word) — et je fais confiance en leurs jugements —, d’être courts (plutôt novella que roman), et dans un petit format carré particulièrement esthétique.

Voilà, je crois avoir fait le tour, c’est déjà pas mal — ah non, j’oubliais: l’anthologie The Green Man de Datlow & Windling. Une pure merveille, depuis les illus de Charles Vess (mon idole) jusqu’à chacune des nouvelles présentées, toutes de fantasy contemporaine, lumineuses & fortes. Une des meilleures anthos qu’il m’ait été donné de lire.

#259

Réveillé par la porte qui se referme. Olivier rentre ? Non : il sort.

Je ne l’avais pas entendu revenir. Sieste lourde & chaude, on dirait que je n’arrive jamais tout à fait à m’éveiller ces jours-ci. Impression de « jet lag » : pourtant, je n’ai pas voyagé en dehors de l’Europe. Difficulté à me réhabituer au rythme de ma vie ordinaire, après tant de changements, tant de paysages, tant de rythmes différents. En si peu de temps. Spleen du retour de vacances ? Plus simple : fatigue accumulée, rupture du rythme circadien ?

Je me relève du sofa, secoue la tête vaguement, encore empoissé de sommeil. Thé froid, caresse dorée pour gorge enflammée. Lyon. Je suis à Lyon. Welcome back. Ville tropicale, touffeur de l’air. Le ventilo bourdonne.

Le ciel est gris ardoise, presque bleu à force de s’assombrir. Dans la chambre aux stores presque baissés, une pénombre rosée nimbe chaque objet. L’écran de l’iMac est un carré parfaitement noir. Presque roulements, premiers grondements. Et Olive qui n’a pas pris de parapluie, je suppose. L’orage.

Premières gouttes, lourdes. S’écrasant avec un bruit mat, ploc, ploc, très espacées, ploc. Dru se précipite à la fenêtre entrouverte, elle bouscule au passage le reste de menthe que la chaleur n’a pas encore tout à fait grillée.

Une odeur mentholée se dégage dans la pièce.

Dru, fine silhouette grise, se tend sur l’appui de la fenêtre. Museau en l’air, frémissant. La pluie se fait plus dense. Des gouttes sur la tête : Dru se secoue vite, rentre prudemment. Mais demeure assise sur la tablette, attentive. De temps à autre, elle tourne son regard vers moi, grands yeux écarquillés, puis redirige son attention sur la pluie. Devenue véhémente, presque verticale. Des barres blanches qui strient l’espace devant les carreaux. Moiteur presque étouffante. Il faut que je me lève, que j’aille prendre une douche.

Grésillement indistinct d’un téléphone, à l’extérieur, loin. Les tambours de la pluie. Je met sur la platine le morceau de Tim Bowness & Samuel Smiles qui me tourne en tête – « Post-its ». Le rythme régulier de l’eau se brise, hésite, rebondit de craquement en craquement : grêle.

Allons-nous enfin respirer ? Prendre une douche, oh oui, prendre une douche.

#258

Notes bordelaises :

Bordeaux est ma ville de cœur. Chaque fois que j’y reviens, je me demande pourquoi j’habite ailleurs, pourquoi je vis à Lyon — une ville qui ne m’inspire guère de sentiments particuliers… Ce n’est qu’une interrogation de principe : je connais la réponse. J’ai mon travail à Lyon. Ce fut l’unique raison pour laquelle je me suis fixé dans cette ville-là — depuis, les amis sont une raison de plus, bien entendu, mais à l’origine c’est simplement parce que j’avais dégotté un job dans une librairie (boulot qui devait être à temps partiel & donc provisoire) que je m’étais ancré à Lyon.

N’en reste pas moins vrai que Bordeaux demeure pour moi à la fois un « amour de ville » très fort & un vague regret de « choix d’existence ».

Patrick passe me chercher à la gare St-Jean, nous remontons en bus à soufflet central le cours de la Marne. Je dévore des yeux les bâtiments familiers… Inutile que je cherche à prétendre une quelconque objectivité : Bordeaux étant le premier lieux où je fus « libre » (années d’études, folle jeunesse, premiers émois amoureux & premières expériences professionnelles) mon cœur l’a définitivement choisi comme place d’élection, comme géographie intimement parlante. Que la ville soit un peu crade, que les bâtiments soient souvent sinon délabrés du moins défraîchis, que l’architecture n’ait pas la singularité de Toulouse, peu m’importe : Bordeaux est ma ville. En tant que telle, chaque aspect m’en est chère. Et le fait de ne parvenir à m’y rendre que tous les deux ans, péniblement, met d’autant plus en lumière à mes yeux les menues différences qui peuvent y apparaître, les rares changements. Bordeaux est toujours à la fois neuve & bien connue pour moi.

Papotage chez Patrick — un très bel appartement en duplex, sur le cours Victor Hugo — et première balade. Mise en jambe : je reconnais les lieux, dans tous les sens de l’expression. Les noms de rues me reviennent — toute une géographie sous-jacente chez moi, estompée mais jamais oubliée. Nous errons tranquillement de saint en saint : Ste-Catherine, St-François, St-James, St-Michel, St-Pierre…

Le soir venu, nous ressortons afin de nous rendre au rendez-vous avec l’ami Laurent Queyssi. Fête de la Musique oblige, il joue ce soir ! Dans un pub australien, le Down Under, cours Aristide Briand. Il ne s’agira pas de Mars Hotel au grand complet, mais simplement d’une petite formation acoustique nommée pour un soir Pedro Delgado… Never mind : je suis curieux de savoir ce que Laurent (alias Gino) peut bien faire comme ‘zique.

Trop tôt : sont pas encore là. Nous allons nous promener — en évitant soigneusement tous les coins où hurlent des fans de trash metal, brrr, quelle horreur ! Mais la Fête de la Musique n’est-elle pas toujours ainsi ? Une majorité de choses qui me déplaisent, entre heavy lourdingue & reggae irritant… Je n’ai souvenir que d’une Fête de la Musique où j’avais vu/entendu plein de choses qui me plaisaient, c’était une année à Toulouse… Sinon, à mon (mes) sens, le seul intérêt de cette annuelle séance de déambulation nocturne, ce sont les nombreux jolis garçons à reluquer en passant — ça fait peut-être un peu mince comme motivation…

Patrick est un excellent compagnon pour le genre de flânerie attentive que j’apprécie… Il ne bronche pas à mes caprices, bifurque sans se poser de questions, ne s’étonne pas de mon extase devant tel mascaron (les masques sculptés sur les façades traditionnelles) ou devant telle bizarrerie de façade… En fait, il les partage, il y participe : complicité urbanistique…

Horreur : la vieille halle du marché des Capucins a été abattue, remplacée par un vilain bâtiment flambant neuf ! Encore des souvenirs qui fichent le camp… J’adorais l’ambiance de ce marché, comme une sorte de friche industrielle où la vie aurait encore soufflée… Ne restent encore (heureusement) que les maisons basses tout autour de la halle, souillées & abîmées, portant encore des traces d’anciennes publicités peintes — une décrépitude sympathique, familière.

Dérive dans les petites rues au-delà de la Victoire, en attendant qu’il soit assez tard pour retourner au Down Under.

Bingo : Gino est arrivé, il ne va pas tarder à jouer. Avec ses deux copains (Nicolas & Vincent), il s’installe tout au fond du petit bar étroit, pour une poignée de morceaux acoustiques très britpop… Le patron du pub suggère qu’ils se déplacent, afin que tous le monde entende — nous nous demanderons ensuite si c’était bien nécessaire, vu l’indifférence généralisée — et la vague hostilité dudit patron, qui n’hésitera pas à provoquer des pauses, en relançant la techno boum-boum chaque qu’il se lassera des gentils glissendi britpop & nostalgiques de Pedro Delgado… J’aime bien, Laurent possède ce timbre un peu plaintif de la britpop — pourtant puissant. On l’entend bien, en dépit du vacarme de la rue — ambulances & voitures. Le cours Aristide Briand est empli de flics en attente nerveuse, gros tas de beaufs boudinés de noir, comme des cafards sous l’éclairage orangé des lampadaires ; tandis que pompiers & ambulances dévalent l’avenue — rouge ou blanc hurlant — pour aller ramasser de la viande saoule… Foule festive & doux vent coulis. Impression de décalage, d’autre monde.

La ‘zique de Gino & Co est apparemment influencée par Sonic Youth & Radiohead, si j’ai bien compris ce que m’a expliqué Laurent ensuite — pour ma part je pense à Pineapple Thief, un des rares groupes du style vaguement britpop que je connaisse… Ils font aussi quelques agréables reprises des Cure, très bien accueillies.

Assis au bar, j’espionne du coin de l’œil Patrick, près de la porte, se faire draguer (?) par un gros motard aux longs cheveux bruns bouclés, bide à bière & vulgarité — alors que ce pôvre Pat lorgnait plutôt du côté d’un p’tit blond au physique anglo-saxon. Et ça m’fait rire ! Nous ne cesseront de nous moquer de Patrick les jours suivants, de lui rappeler le « charmant » gros brun bourré… Bah : Patrick a de la répartie pour deux ou trois. Et il en rajoute… L’animal se brode une enfance difficile au fin fond de la cambrousse, dans un moulin sans électricité ni eau courante. Il y avait tellement de larves de moustique dans le puits qu’ils en faisaient des fritures.

My day with Gino : lever tardif le lendemain. Je me sens totalement à côté de ma tête, en plein décalage/flou artistique. Pourtant je n’ai pas spécialement bu, non, ce n’est pas ça — plutôt la fatigue accumulée, les changements de rythme, tout ça. Comme me le rappelle Patrick, les vacances c’est changer de fatigue ! Laurent nous rejoint chez Patrick, nous allons déjeuner chez un Chinois rue de Cursol (Gino ne mange rien, tss), puis nous nous traînons lamentablement jusqu’à la place Pey-Berland pour finalement nous affaler en terrasse d’un café, juste derrière l’entrée du parking — en cours de fouilles archéo. Les parasols sont larges, un courant d’air pas trop chaud glisse sur les pavés, c’est idéal.

Nous laissons filer ainsi cette journée de pur farniente, en discussions amicales. Très peu de monde dans les rues, on se croirait un dimanche. Henri Pageot passe. Axiome bordelais: quiconque s’assoit où que ce soit dans Bordeaux plus d’un quart d’heure verra passer Henri Pageot.

Des jeunes touristes passent en masse serrée — gueules d’Anglais ?

Mon regard se perd régulièrement vers la silhouette à la fois massive & élégante de la cathédrale St-André ou vers l’enfilade du cours Pasteur. La tour Pey-Berland (ce que sous d’autres horizons l’on nommerait le beffroi de la cathédrale) est en pleine réfection, couverte du grillage flou des échafaudages. Las : la pollution rattrape la pierre bordelaise, fragile & poreuse, bien plus vite que les nettoyages de façades ne peuvent être effectués. Jamais nous n’aurons un Bordeaux intégralement blond — pas avant que le règne automobile ne cesse, du moins. Jamais ?

Soir venu, lente migration vers chez Gino. Choc : il habite dans un véritable cachot. Sombre & exigu. Je comprends mieux pourquoi il parlait tant de déménager : gros barreaux à la fenêtre du minuscule salon, et surtout… chambre uniquement éclairée (?) par une trappe dans le toit. La lumière tombe sur le bureau de Laurent comme elle pourrait délimiter un autel dans certaines églises…

Notre repas dans un resto prétendument italien s’avère un échec : mauvaise bouffe, patronne acariâtre, une horreur. Au passage, je constate que mon logis d’autrefois, dans un bordel sur le bord de la Galerie des Beaux-Arts, a été rasé. Même les maisons au bord de la place sont désormais condamnées. Petit pincement au cœur, moins même que le petit immeuble où j’avais ma chambre, c’était tout le pâté de maisons derrière qui me rappelait beaucoup de souvenirs…

Nous finissons la soirée dans le pub irlandais non loin de là, le chanteur a une entrejambe intéressante mais la musique laisse nettement a désirer — une reprise de Bob Marley, puis de David Bowie, en pseudo-celtique au violon, ça l’fait pas.

Dimanche arpenteur : Patrick a eu l’excellente idée que nous allions au marché St-Michel. Chic ! J’adore cette place. Lorsque je faisais mes études à Bordeaux, il m’était arrivé d’y tenir des stands — bougies parfumées ou bouquins d’occase. Souvenirs magiques.

Le ciel est voilé, la température clémente, des conditions idéales pour un peu de « rando urbaine ». Le marché St-Michel n’a pas changé, toujours le même joyeux désordre de stands de trucs & de machins — ah, défaut lyonnais rédhibitoire, à mes yeux : pas de marché aux puces dans le centre de Lyon ! Quelle aberration ! J’aime tant les brocantes, farfouiller dans des tas de vieux bibelots, craquer sur un livre de poche un peu ancien juste par la grâce de son illustration de couverture, discuter avec les marchands, marchander un peu, m’amuser des gens & des choses…

Errant dans le quartier St-Jean en complet abandon (incroyable en pleine ville, dans des bâtiments souvent aussi beaux), nous remontons vers la Porte des Salinières, puis empruntons les quais. Le passage du tram va décidemment beaucoup changer — en bien — le visage de Bordeaux. Ville essentiellement minérale, sans végétation aucune, Bordeaux va se voir soudain couvrir d’arbres nouveaux. Un colosse des mers trône au-dessus des quais : The World, rien que ça ! Un paquebot de croisière. Un deuxième, moins impressionnant, l’accompagne. Sur l’autre rive, un hideux immeuble de bureaux, grisâtre & paraissant déjà vieux, pointe sa face ingrate là où il devait se créer un grand parc — dommage. Le reste de l’autre rive est toujours quasiment sauvage, grand paradoxe bordelais : une ville serrée d’un côté, des friches & des bois de l’autre…

Porte de Cailhau, Quinconques, Bourse maritime : autant d’étapes dans le parcours de ma mémoire… Quartier Notre-Dame, les Chartrons, puis l’Entrepôt Lainé — le grand musée local d’art contemporain. Je voulais prendre quelques photos des lieux : oh, mais ? Une exposition sur Shigeru Ban ? Il faut que je vois ça.

À l’intérieur, constat habituel (réac ?) sur les arnaques intellectuelles de l’art contemporain. Mais à l’étage, « Arc-en-rêve », l’association d’architecture : c’est là tout l’intérêt des Entrepôts Lainé, sinon voués à l’expo de forfaitures & prétentions vaines (quoique certainement fort coûteuses). Belle & passionnante expo sur Shigeru Ban, architecte japonais, spécialiste du mélange dedans/dehors & de la construction en… tubes de carton ! Nous nous extasions devant tant d’ingéniosité & d’esthétique, une vision vraiment différente de l’architecture — une manière de révolution concevable, sans doute, uniquement dans cette étrange contrée qu’est le Japon.

Patrick passe de son délire « grande-maison/grand-loft » ousse qu’il mettrait plein de bouquins, à un exercice de mimétisme avec la manière de pensée des prétendus « artistes contemporains »… Ça fait presque peur, tant c’est crédible. Quand est-ce qu’on commence ? Ah, non hélas : nous ne sommes sans doute pas assez cyniques…

La belle journée s’achève, je pique du nez. « Petite nature », me dit Patrick. And so what ? Plus que fatigué, je suis: épuisé. Et reste encore à subir le voyage de retour — épouvantable train de nuit…

The end, already ?

#257

Notes tourangelles:

Mes congés prennent déjà un goût de « presque fini ». Trois semaines, que c’est bref, trop bref – absurde & esclavagiste société qui m’oblige à bosser 39h par semaine (minimum !) toute l’année, avec seulement cinq maigres petites semaines de repos disséminées chichement… Pff…

Une première journée en Touraine, chez mes parents, à ne pas faire grand-chose si ce n’est me reposer, lire, taper mes journaux au propre sur l’ordi de papa… Temps maussade, humidité intense, une météo à la moiteur tropicale qui se transforme le lendemain en une brève mais intense canicule. Promenade dans les vignes au-dessus de chez mes parents. Odeur de sable chaud, haies désordonnées, ronces, vignobles, coquelicots qui poudroient au sein d’un champ de blé, rouge intense, tels une oeuvre impressionniste. Un paysage trompeusement immuable.

Mercredi, nous passons prendre ma tante chez elle puis filons chez ma petite sœur, qui habite non loin du bord de la Loire, face à Meung. Sa maison est (encore) en pleine rénovations, des travaux qui me semblent absolument titanesques & que mon beau-frère assume presque seul, chapeau.

Mignonne demeure en devenir.

Longue balade à la Pointe de Courpin, entre Loire & Loiret. Nous marchons lentement sur un étroit sentier, sous les frondaisons épaisses. Je ne ressens pas le besoin de parler, j’écoute les uns & les autres, ma soeur & ma tante en particulier. Mode contemplatif « on ».

Acacias, frênes, ormes (nous cherchons un bon moment à identifier ce qu’un panneau nous indiquait comme un « orme lisse », très rare – mon paternel réalisera finalement que la différence est au niveau des feuilles, lisses ou rugueuses). Des peupliers noirs élèvent leurs fûts géants, troncs crevassés comme ceux d’un pin, immenses, immenses ! La Loire coule d’un côté, vaste étendue d’un argent opaque tant il miroite, le Loiret de l’autre, rapide, bruissant, transparent, couvert de longues algues fleuries. Tout au bout, le confluent – une mignonne petite plage de sable roux, nous nous laissons séduire par les eaux, le temps s’arrête pour un moment calme & silencieux. Au-dessus de ma tête danse un nuage de moucherons – ils tournent, tournent, formant des arabesques abstraites comme sur un tableau d’André Masson. Dans le Loiret ondulent les élodées, leurs minuscules fleurs blanches inclinent la tête, plongent, ressortent. On croirait que la rivière s’est couverte de pâquerettes.

Jeudi, balade en auto à travers la campagne, les bords de l’Indre, les étroites routes sur les levées, aller & retour. J’aime ces paysages, ces maisons simples, la pierre blanche. L’Aquarium de Touraine s’avère une déception : troisième fois que je m’y rends, mais ils ont beaucoup (trop) changé, terminé leur passionnante spécificité (les poissons de rivière), de tout un peu, trop peu, pas captivant, légèrement vulgaire (à l’image des horreurs désormais vendues dans leur boutique!). Je ne pense plus y retourner.

Demain, Bordeaux.

#256

Notes bruxelloises:

Prendre des notes au jour le jour nécessite que j’entretienne une sorte de monologue, de commentaire intérieur constant – que je n’ai pas forcément envie de maintenir en toutes circonstances.

Ce fut le cas lors de ce séjour à Bruxelles, où je ne pris que des notes succintes & spécifiques, essentiellement orientées vers l’écriture possible d’une enquête de Bodichiev dans cette ville. Car de même qu’à Amsterdam j’avais trouvé une idée & pris un peu de documentation, j’espérais bien, en venant me promener à Bruxelles, que cette autre ville m’inspire… C’est ainsi que j’aime le mieux travailler : un peu de « rando urbaine », une ambiance saisie, et une idée commence à naître… En cela, mes « travelogues » (journaux de voyage) me servent également : de nombreuses fois j’en ai cannibalisé des extraits (petit morceau ou pans entiers) afin d’enrichir ou de construire des fictions. Ce fut le cas récemment pour une enquête bordelaise de Bodichiev, mais aussi un peu avant pour une nouvelle de fantastique « soft » que j’avais écrit pour une antho (sur les Templiers, toujours pas parue), et encore bien avant pour ma nouvelle sur San Francisco (que Dumay publia dans Étoiles Vives n°6).

J’ai calculé, avec un rien d’accablement, qu’au rythme où j’avance je n’aurai pas terminé mon recueil de Bodichiev (car je vise le recueil, ventru si possible : en dehors de « L’affaire des crimes météorologiques », la toute première – depuis révisée -, qui paru dans l’antho Escales sur l’Horizon, je n’ai pas essayé d’en faire publier une seule autre), que je n’aurai donc pas terminé avant… entre quatre & cinq ans. Argh. Enfin… Tout le monde ne peut pas être un stakhanoviste de l’écriture, Tiens, c’est un des « complexes » gênants de la SF, ça : faut produire, faut produire ! Mais pourquoi ? Quoique, bien entendu, j’apprécie fort de lire souvent des Fabrice Colin, par exemple, vu son grand talent, j’admire également la démarche d’un David Calvo, qui prend tout son temps pour rédiger des romans rares & personnels. Chacun son rythme – le mien s’aggravant sérieusement du handicap que constitue un job alimentaire très (trop) prenant, celui de vendeur en librairie… J’ai de plus en plus souvent une impression d’étouffement, par exemple du fait de n’avoir jamais deux jours consécutifs, et de n’avoir pas droit aux 35h… Je ne vis que dans les interstices de mon boulot. Trouver le temps d’écrire est une lutte, littéralement. Alors… Bodichiev avance lentement (sans parler de ce pauvre Ariel !). Et mon paysage mental s’emplit en permanence d’images londoniennes.

Anyway, Bruxelles allait-elle être ma nouvelle muse ? Toutes les villes ne m’inspirent pas pareillement, et l’univers uchronique de Bodichiev ne s’accommode pas forcément de tous les lieux.

Curieuse ville que Bruxelles, qui m’avait séduit/intrigué dés ma première visite. Je tenais à approfondir cette impression. Et puis, nourri de Spirou, comment pouvais-je ne pas avoir une certaine sympathie pour le monde des « broles » (bidules), des « carberdouches » (bistros), de la « drache » (pluie), des Maroles (un vieux quartier du centre, sous le colossal Palais de Justice) et des « spéculoos » (biscuit au sucre candi, d’apparence brune & cuit dans des formes en bois sculpté) ?

De plus, quel véritable amateur d’architecture du XIXe & XXe pourrait négliger la capitale de l’Art Nouveau ? Les réalisations de ce mouvement foisonnent dans toutes les rues, les fenêtres frisent, les balustrades se tordent, les « sgraphites » (fresques murales monochromes) brillent sur les frontons, des fantaisies de brique & de mosaïque esthétisent le quotidien. Tiens, avez-vous lu l’excellente nouvelle « L’Assassinat de la Maison du Peuple », par Sylvie Denis ? (in anthologie Futurs antérieurs réunie par D. Riche, chez Fleuve Noir) C’était un chef d’œuvre de SF comprenant/intégrant l’Art Nouveau et l’esprit bruxellois, un délice.

Sara, qui me loge généreusement, vit dans le quartier de Saint-Gilles – juste en-dessous du centre de Bruxelles, après l’impressionnante Porte de Hal (une grosse tour médiéval). Des titres me tournent bien vite dans la tête : « Les Morts affreuses de Saint-Gilles » ou « L’Éventreur de Saint-Gilles ». Ça a un petit parfum d’Harry Dickson, non ? Juste ce qu’il faut, donc. Une intrigue commence à se bâtir, doucement.

Près de chez Sara se trouve la rue Vanderschrick, étonnante à deux titres : primo, deux boutiques me firent sourire – la boucherie-charcuterie André, sur le rideau de laquelle on annonce des « pistolets fourrés » (delegde broodjes). Well, renseignements pris auprès de Sara, il s’agit de petits pains ronds, pour faire des sortes de sandwichs à la viande. Juste à côté, à l’angle de la chaussée de Waterloo, la maison E. André fondée en 1872 est spécialisée en « voitures d’enfant » (des landaus).

Moins anecdotique, l’autre portion de la rue Vanderschrick présente une splendide ensemble Art Nouveau : vers 1900, une certain Madame Elson obtint de la ville l’autorisation de construire dix-sept maisons le long de la rue Vanderschrick qu’elle venait d’acquérir. Elle passa commande à l’architecte ixellois Ernest Blérot, qui conçu & construisit un ensemble occupant du 1 au 25 rue Vanderschrick, du 42 au 48 avenue Jean Volders & 13 chaussée de Waterloo. Toute une longueur de cette rue se trouve donc dans le style nouille, de hautes demeures aux façades sophistiquées & travaillées – hélas en fichu état aujourd’hui, comme une majeure partie de Bruxelles semble-t-il. Sara me dit qu’une célébrité, je ne sais plus qui, a récemment racheté trois des maisons & va les faire rénover, ce qui devrait provoquer, hopefully, un mouvement bénéfique pour l’ensemble des réalisations de Blérot (ah si, je sais : c’est l’écrivain Martin Gray). Ce serait une bonne chose ! Car voir de tels chefs d’oeuvres architecturaux à moitié abandonnés, souillés, noircis, fendillés, fait vraiment mal au cœur.

C’est une constante bruxelloise : la vétusté. Et quoique j’adore les friches industrielles & les quartiers anciens, au point de trouver que sa décrépitude fait partie des charmes un peu pervers d’une ville comme Bordeaux, pas trop n’en faut tout de même & Bruxelles pousse un peu dans le style crasse croulante… Enfin, on n’en est plus à l’époque de la « bruxellisation » (les destructions/vandalismes architecturaux des années 70), les quartiers encore en cours de démolition pour être remplacés par des gratte-ciel n’étaient guère couverts que de taudis, et des réhabilitations commencent à entrer dans les moeurs bruxelloises, de toute évidence.

Architecture toujours : je vais voir (forcément !) le musée Horta. Victor Horta est LE grand architecte bruxellois de l’Art Nouveau. J’avais vu l’an passé le musée de la bédé, l’une de ses réalisations sauvées in-extremis des buldozers ; cette fois, il s’agit de son atelier/maison. Une merveille ! Évoluer dans un espace entièrement inventé par Horta, dans une maison où il a vécu, qui est encore partiellement (quoique trop chichement) meublé dans son style, c’est une sorte de voyage dans le temps – tout comme au musée des transports, l’autre jour à Londres. J’ouvre grands les yeux & m’empreigne d’un mode de vie/de déco précieux & désuet.

Le soleil tape. Empruntant ensuite le tram, étroit & brinquebalant dans les petites rues pavées, je me rends jusqu’à une petite place, Saint-Pierre, afin de trouver le parc du Cinquantenaire. Bien m’a pris de passer par là : je tombe en arrêt devant l’une des plus belles & célèbres maisons Art Nouveau !

La verdure du parc ne fait aucun bien à mon rhume des foins, qui se réveille aussitôt, mais cette courte promenade est tout de même bien agréable & je rejoins ainsi le terminus des trams, où Sara m’a dit que je verrai le fameux Palais Stoclet d’Hoffmann. Raté, ce n’est pas là. Je pousse un peu plus loin, puis encore. Ah, enfin ! Au moment où j’allais désespérer & faire demi-tour, voici qu’apparaissent soudain les murs blancs bordés de cuivre du Palais Stoclet. Je cherche un instant bouche bée, stupéfait & ravi d’enfin voir de mes yeux voir ce chef d’œuvre, cette merveille, que j’avais tant & tant vue en photos dans des bouquins d’archi. Une des plus belles réalisation de la « Sécession viennoise » — et elle est à Bruxelles, juste là, devant moi. C’est toujours une maison privée, on n’entre pas. Je la mitraille de mon appareil photo, j’arpente le trottoir de long en large pour tout voir sous tous les angles. Intense plaisir des yeux, je me gorge.

Afin de remonter vers le parc du Cinquantenaire, je prend une petite rue plus ou moins parallèle à l’avenue. Quartier riche, de toute évidence, superbes maisons, un peu d’Art Nouveau of course, également une très étrange maison Art déco. Un peintre y a vécu, dit un panneau : si à Londres j’ai constamment l’impression de marcher sur les pas d’écrivains, à Bruxelles ce sont peintres & architectes qui abondent.

Caprice du temps nordique: maintenant il pleut, un peu. Au blanc violent du ciel a succédé un gris doux & bas. Mes errances urbaines me conduiront ensuite à me promener un peu dans le quartier des grattes-ciel — étrange arrogance européano-friquée qui érige de grands buildings & creuse de larges avenues — puis à descendre dans Etterbeek, charmant quartier typiquement bruxellois, ai-je l’impression – par endroits je croirais me trouver dans une bédé de Broussaille ! Charme fragile, un peu vétuste, XIXe populaire, pavés, églises… Un petit côté parisien, mais pas le Paris actuel : le Paris d’autrefois, celui de Maigret ou de Burma, j’imagine. Ça grimpe beaucoup, ça descend raide : Bruxelles a beau comporter de nombreuses pistes cyclables, il doit falloir de sacré mollets pour les emprunter. Etterbeek me plaît, je me perd sciemment, tourne, vire.

Déception du Parlement européen : immense, oui, mais d’une arrogance sans imagination, pas de vie architecturale, juste un grand boyau gris sombre, triste, froid. La minuscule gare du Luxembourg frissonne juste devant ce mastodonte, bientôt plus que la façade – paraît qu’ils vont la conserver, heureusement. Curieux contraste entre cette placette de gare traditionnelle & les bâtiments géants érigés juste derrière par l’Europe… Une Union Européenne qui montre décidément un visage peu amène, froid & technocratique — entre les buildings bordant la rue de la Loi (brrr) et la barre anthracite du Parlement, le tout écrasant d’anciens quartiers populaires, comment ne pas ressentir un léger frisson anti-européen ? Méchants symboles que ceux-là.

Quoi d’autre ? Le quartier industriel Tour & Midi, avec Sara : au bord du canal, friches industrielles aux dimensions géantes (les bruxellois ont la folie des grandeurs, dés qu’il s’agit d’architecture !), superbes, & immenses entreprises récentes, non moins géantes mais en archi de la décennie nonante. Un petit musée : des industries & du travail. Pas de la « culture officielle », non, plutôt baba, mais très bien fichu, dans une ancienne fonderie. Immenses outils rouillés exposés dans la cour herbue, dans le bâtiment rénové des tables d’ouvrier, machine à filer, lynotype, panneaux vernis donnant les instructions du patron, photos anciennes… Et puis une expo, d’un côté de très belles photos N&B de friches industrielles (prises dans le Branban néerlandais, du côté de Breda, par des photographes italiens), de l’autre de non moins somptueux clichés (pas friches : hauts fourneaux toujours en activité non loin de Bruxelles – et visages ouvriers, dont l’un frappant par sa beauté & son intemporalité).

Quelques librairies de bédé, tout de même. Des tas de photos. Soirée en compagnie du compère Dunyach, de passage. Taverne « La Bécasse », Sara me fait découvrir une lambiek blanche délicieuse, alors que je n’aime généralement pas la bière.

Ixelles, Etterbeek, Schaerbeek, Saint-Gilles, Saint-Josse, Bruxelles, Bruxelles…

Ah, le Palais des Beaux Arts ! L’aile (en fait une tour) du XIXe siècle n’est pas tout à fait assez riche à mon goût, pas grand-chose de bien saisissant (oh, quand même un petit Monet, le luministe belge Emile Claus avec deux peintures de Londres, quelques petites choses comme ça). De plus, elle est en rénovation, donc expo tronquée. Mais l’aile XXe ! Mama mia, l’aile XXe ! Quelle richesse, quel bonheur ! De très vastes galeries aux murs blancs & arrondis, dans une demi-pénombre feutrée, le silence juste perlé à intervalle régulier par un gong (je n’ai pas vu quelle œuvre émettait ce bruit, d’ailleurs), salles après salles d’oeuvres superbes, souvent célèbres, toujours captivantes. Une quinzaine de Spillaert, wahou ! Et quelle richesse que le fauvisme brabantais ! Je n’avais jamais réalisé que, à part bien entendu Rik Wouters, tous ces artistes formidables étaient belges ! Je passe assez vite par les surréalistes, pas ma tasse de thé, mais tout le reste… Eh bé, la Tate Modern peut aller se rhabiller, avec sa collection maigrichonne. Ici l’art contemporain est réellement représenté, il y en a presque trop, je ne peux tout voir – d’autant que les musées bruxellois ont la fâcheuse habitude de n’ouvrir que de 14h à 17h, ça ne laisse que trois heures pour explorer/s’extasier, c’est trop peu, il faudra que je revienne.

Et Bodichiev dans tout ça ? Si, j’ai bel & bien été inspiré par Bruxelles, aucun doute sur la question. D’autant que Sara s’est chargée de m’apporter documentation & détails nécessaires. Je repars avec tout ce qu’il faut – quand écrirai-je cette enquête bruxelloise, et l’enquête amstelodamoise? Impossible à dire, peut-être bientôt, peut-être jamais – et peut-être serai-je revenu dans ces villes du Nord avant d’avoir couché le premier mot de chacune de ces nouvelles. On verra selon le temps & l’inspiration, mais peu importe: je repars la tête pleine de nouveaux paysages.