#255

Noté le mardi 11 juin:

J’avais déjà bousillé une paire de chaussures l’autre jour à Londres (un talon littéralement explosé), cette fois voici que c’est au tour de mon autre paire de déclarer forfait (semelle cassée). Il faut absolument que je retrouve à me chausser. Je me rends donc ce matin sur Kinkerstraat, la grande avenue commerçante juste derrière chez Anne & David. C’est aussi l’occasion de faire une deuxième visite à la librairie de bédé – quelques emplettes. Je me suis fait des colis de bouquins, cinq en tout, expédiés : ma valise sera ainsi un chouia plus soulevable…

L’aprem est consacrée à une très agréable « visite complémentaire » d’Amsterdam, par Anne : elle me montre plein d’endroits intéressants que je n’avais pas encore vu, tel que cet étrange monastère pour femmes, un béguinage (une sorte de clos de belles maisonnettes, serrées autour d’une petite église) ; le musée historique ; un centre commercial aménagé dans une ancienne (& gigantesque) Poste toute en gothique vertical ; le palais de la Reine, gris & lourd, sur le Dam ; un p’tit bout du « quartier rouge » & du quartier chinois…

Nous passons à la fameuse librairie Lambiek, grand spécialiste de bédé. Joie, bonheur : il y a une exposition d’originaux de François Avril ! C’est sans doute l’un des plus géniaux illustrateurs contemporains, d’une influence inversement proportionnée à sa célébrité : Petit Roulet ou Dupuy & Berbérian lui doivent (presque) tout, mais Avril demeure dans l’obscurité. Il ne le mérite pourtant pas : ses dessins & peintures sont d’une grâce, d’une luminosité, d’une épure, qui me transporte. Quelle chance que de pouvoir contempler ainsi ses originaux. Et en grand nombre, encore. Beauté idéale.

Nous finissons la journée au salon de thé d’un nouveau centre commercial (le seul exemple d’architecture contemporaine, tendance années 90, que j’aurai vu dans tout Amsterdam ! Visiblement, l’évolution architecturale & décorative récente n’a guère pénétré les consciences hollandaises, bloquées dans les années 70 ! Même leurs bâtiments les plus récents semblent dater des seventies), tout en haut d’une tour en acier & verre, au-dessus de la ville.

#254

Noté le lundi 10 juin:

Découverte en solitaire. De la « rando urbaine », comme David décrit mes habitudes de flâneur attentif.

Spectacle ravissant de cette ville de canaux, pas vraiment de commentaires à noter. Je pourrai aisément tomber amoureux d’une telle ville. Passage le matin dans une librairie de bédés près de chez Anne & David, l’aprem dans la grande librairie d’Amsterdam, Scheltema. Tiens, of course la France est belle & bien la seule à ne produire que des livres moches… Les néerlandais ont eux aussi des hardcovers, sacrebleu ! Pourquoi diable les Français n’y ont-ils pas droit ?

Le reste du temps : errance au hasard, au gré des quais. Vieux pavés, herbes folles, dos rond des ponts en brique, hautes façades de guingois, petits ponts à bascule… Très fier de moi : je n’ai pas recours au plan, je me repère suffisamment bien. Je songe vaguement à une enquête de Bodichiev que je pourrais situer à Amsterdam (j’espérais bien que ce serait le cas, d’ailleurs, que mes balades urbano-nordiques m’apporteraient une telle inspiration). Une remarque en passant de David hier, à propos de la Banque des Pays-Bas, a été le déclic. Tout se construit ; je note des lieux, des détails, une adresse possible pour Bodichiev, je prends quelques photos, je cherche des ambiances, j’achète un petit plan pour future référence. J’adore ce processus de mise en place.

Le temps est toujours changeant, le ciel tumultueux, c’est l’ordinaire d’Amsterdam m’a expliqué Anne. Mais il fait doux & j’échappe à la pluie, alors…

Le soir : j’ai invité mes hôtes au restaurant – ils ont opté pour un délicieux indonésien. David & moi finissons ensuite la soirée dans un « café brun », l’équivalent local des pubs.

#253

Noté le dimanche 9 juin:

Difficile levé, tard. Balade en vélos jusqu’au parc zoologique, Artis – immense & passionnant, je suis ravi de cette visite dans le labyrinthe des allées & des salles, des cages & des sentiers. Réjoui comme un môme, je retrouve mon émerveillement d’enfance pour toute la vie animale. Surprise : je découvre même des bêtes dont j’ignorais jusqu’à l’existence, les maras (des sortes de lapins géants du Chili, ressemblant un peu à des kangourous).

#252

Noté le samedi 8 juin:

Après une journée de balades tranquilles à vélo (une antique horreur à la roue avant partiellement fichue, la jante déborde, le guidon est de travers & le tout grince abominablement – je me débrouille malgré tout, quoique vraiment sans foncer), à pied & en bateau, Amsterdam de long en large, nous nous rendons le soir venu à la fête organisée par un copain gay de David, qui vient de se marier avec son compagnon.

Anne & David se sont fait très beaux, David en costume de lin beige avec un petit gilet aux motifs verts & dorés, Anne en jupe-pantalon noire : sur son vélo, la jupe flottant élégamment & une main retenant son superbe chapeau rouge, assorti à son petit gilet, Anne est la classe incarnée – très Belle Epoque, même sur un deux roues on croirait qu’elle a un chauffeur.

Rozenstraat, n°8. Au dernier étage, une salle de concert – murs écaillés, mezzanine obscure, scène peinte en noir, vieux parquets… Les guirlandes qui pendouillent sur tout le pourtour de la salle ne font guère qu’accentuer l’aspect misérable des lieux, comme vaguement abandonné – cet aspect à la fois très sympathique & un peu pitoyable qui est un paradoxe habituel de ce genre d’endroits. On nous donne à chacun un petit drapeau néerlandais – Martin ou Timon, les deux mariés, devant les récupérer tous, afin d’être certains d’avoir salué tous leurs invités. De l’autre côté de la salle s’est agglutiné un petit groupe de français. Les amis de Nicole, dont une vieille aux cheveux gris qui, l’air dur quoique souriante, genre instit à la retraite, qui me lance une vacherie gratuite en guise d’entrée en matière – puis m’explique, comme s’il s’agissait d’une excuse, qu’elle est « méchante ». Je ne retiens pas son prénom et la surnomme aussitôt en mon for intérieur « the old bitch ». Sympa pourtant, quand elle le veut bien – nous essayerons d’un peu bavarder à la fin de la soirée, en dépit de la musique assourdissante.

La musique ? Quoique les garçons me semblent lamentablement rares (il n’y a visiblement presque que des couples hétéros & une poignée de lesbiennes, très/trop peu de gays, Martin & Timon sont visiblement un couple très intégré & peu porté sur les fréquentations ghetto), il y a tout de même deux flamboyants spécimens de « mauvais goût gay ». Un grand garçon blond, visage chevalin, pantalon lamé argent & petite veste de fourrure blanche ; et le DJ, un beau garçon au teint mat coiffé d’une moumoute à la Jackson Five & vêtu (à peine) d’une petite robe noire décolletée jusqu’au nombril…

Le garçon d’argent mène la danse : répétition pour l’arrivée des mariés ! Un abominable morceau de variété teutonne se met à pulser dans les enceintes & le garçon d’argent de nous indiquer les gestes à effectuer – une vraie chorégraphie disco, roulades, bras levés, etc. Le reste de la nuit sera consacré à une bande-son typiquement gay, avec un peu de techno, un peu de variété batave & beaucoup, beaucoup, de vieux tubes disco très rigolos. « I Will Survive », « Voulez-vous coucher avec moi, ce soir », Diana Ross & autres Jackson Five…

Longtemps que je n’avais pas dansé ! Mais j’aime ça. Pour sa part, David ne danse que par intermittence – mais avec une énergie & une grâce spectaculaires, il ne se contente pas de danser, de se défouler : il mime, il joue la comédie, en représentation. Rien que le regarder est un bonheur en soi. Anne est dotée d’une énergie presque inépuisable & sera parmi ceux qui danseront le plus longtemps. Moments magiques, Anne ondule sous un spot bleu/rouge, silhouette parfaite aux mouvements idéalement gracieux & en harmonie – des instants de pure beauté.

#251

Noté le vendredi 7 juin:

Pour une fois, quitter Londres ne signifie pas finir le voyage. Bon, OK, j’aurai peut-être (sans doute) été bien inspiré de me rendre à la Poste (tout à côté de l’hôtel, en plus), afin de m’expédier quelques colis: ma valise pèse plus lourd qu’un éléphant mort et je suis au bord du tour de reins chaque fois qu’il faut que je la bouge. Je ne vous dit pas la descente depuis le troisième étage de l’Alhambra Hotel! Am I crazy or what?

Sur le quai de Waterloo, je fais la connaissance d’une dame d’un certain âge, Mary-Ann, et nous nous découvrons justement voisins de compartiment. Plutôt que de plonger mon nez dans des bouquins during this long strecht of train, je passe (fort agréablement) mon temps à bavarder avec cette femme adorable.

Je n’oserai pas écrire « vieille dame » : outre que l’âge est décidément quelque chose de terriblement relatif (Mary-Ann me décrit son nouveau petit ami, rencontré sur Internet, comme « un jeune homme dans un vieux corps » et je vois tout à fait ce qu’elle veut dire), je ne lui aurai donné pas plus de la cinquantaine. Elle a en fait 57 ans.

Mais lorsque je dis que je bavarde… Je devrais plutôt dire que je l’écoute ! But I don’t mind, at all. Really I don’t. Sa conversation est totalement rafraîchissante, pleine de vie & de générosité, cultivée & charmante. Elle se décrit comme une « Mad Dutch », car bien que vivant en Grande-Bretagne depuis l’âge de vingt ans, et travaillant à Londres, elle est d’origine hollandaise. Elle se rend à La Haye (Den Haag) pour rendre visite à sa vieille mère (85 ans). Well, mad elle n’a pas trop l’air de l’être, ni même vraiment excentrique : c’est une outspoken person, for sure, but so nice. J’aime bien, discuter dans le train. Hélas, je suis tout à fait incapable d’initier ce genre de conversations… Et par conséquent assez reconnaissant à la personnage qui ose le faire, surtout si elle s’avère aussi passionnante que Mary-Ann. De taille moyenne, plutôt distinguée (c’est un peu une intello, en tout cas elle adore lire & ne semble pas manquer de culture), ses cheveux coupés courts sont d’un blond fané – une teinture m’annonce-t-elle, elle n’aime pas les cheveux gris, en tout cas pas chez elle-même ; elle envie à son amie écossaise le strawberry blonde auquel ses cheveux autrefois d’un roux flamboyant ont tournés avec l’âge. Elle me raconte toute sa vie !

J’avais déjà entendu cette expression, vous savez, « untelle m’a racontée toute sa vie » – mais c’est vrai, Mary-Ann le fait ! Avec même quelques photos à l’appui. Et ça ne manque pas d’intérêt. Toutes les vies sont intéressantes, d’ailleurs, isn’t it ? Et la sienne – avec des résumés/apartés quant à celles de son grand-père paternel d’origine italienne, de sa grand-mère maternelle française (voilà décidément des gènes typiquement Eurostar !), de son ex-mari dont elle a divorcé il y a deux ans (après qu’il l’ait trompée durant huit ans – mais elle l’admire toujours, professionnellement parlant), de sa copine écossaise & de sa fille Charlotte – est un riche matériau. Ah, et parlez-moi donc de la retenue anglo-saxonne ? My eyes. Ou alors ce sont ses gènes néerlandaises ? Elle ne cesse de me toucher le bras, les mains – et en se quittant, de me serrer les mains avec affection & de me faire deux bises vigoureuses. Quelle amour ! Oh si, bien sûr que j’ai un peu parlé – et sans trop de difficultés à m’exprimer dans un anglais passable, emporter que j’étais par le flot des paroles de Mary-Ann. Mais j’avais nettement plus envie de l’écouter – et elle de parler, obviously. Un témoignage de première main sur une vie anglaise. Exotique, de mon point de vue. Avec cet accent, ha…

En reprenant ma lecture, dans le train suivant, j’entends encore la musique de sa voix.

L’Eurostar avait pris du retard dés le départ, nous arrivons donc fort tard à Bruxelles. Dear Mary-Ann, qui est allé embêter le contrôleur pour se renseigner sur nos correspondances & leurs quais respectifs. Par chance (?), mon train suivant, un Thalys pour Amsterdam, était lui aussi retardé – c’est un classique du voyage par rail : on se précipite pour ne pas louper une correspondance, ahan-aghan, fichue valise en plomb, et hop ! ladite correspondance se languit tranquillement sur le quai…. *soupir* Va quand même falloir que je me décide à adopter de manière régulière le système des colis qu’on se poste à soi-même (ainsi que je l’avais fait à San Francisco) : je ne vais pas rajeunir & ce genre de « plaisanteries » pourrait me jouer de sales tours, physiquement… Le contrôleur vient juste de passer. Faut que je me réhabitue (déjà) à ce que le français soit ma langue naturelle, je peux de nouveau dire « merci » et « pardon ». Encore qu’à Amsterdam… Well, enough for now. Je repose le cahier où je note ces lignes & reprend mon roman (« King Solomon’s Carpet », un polar de Barbara Vine entièrement centré sur le métro de Londres !).

Soirée : habitués qu’ils étaient à Lyon de vivre dans un appart immense, Anne & David se trouvent un peu à l’étroit dans leur petit logis d’Amsterdam. Pour ma part, je le trouve quand même très chouette, avec un grand salon bien éclairé, faisant face par-dessus les petits jardins aux balcons bordéliques & de guingois des maisons de l’autre côté. Le tout a un charme certain, & comme d’habitude le goût d’Anne & David pour la déco d’intérieur a fait des merveilles. Superbe parquet sombre dans le salon, des plantes partout ; chez Nicole, la maman de David (qui vit à l’étage inférieur de la maison), le parquet d’origine, poncé, donne un effet également très beau, des lattes claires tachetées de nœuds plus sombres.

Après dîner, nous sommes ressortis – d’abord pour nous rendre au parc juste derrière (le Vondelpark), où se donnait un spectacle gratuit de danse contemporaine. Talent, imagination, le mouvement des corps tel des machines, de l’humour, et de très jolis garçons ! Plaisir des yeux, séduction… Le plus doué & beau des danseurs, Golan Josef, se fait moultement applaudir. David m’explique qu’il quitte cette troupe de jeunes danseurs – on lui donne un bouquet de fleurs (ça se fait tout le temps, aux Pays-Bas). Après une pause, la suite du spectacle est nettement moins à notre goût : une troupe de musiciens & danseurs donne dans le folklorique bidon… Après une grotesquerie moldo-bordurienne & une pantalonade sino-mongolienne, nous subissons encore un massacre magyar avant nous carapater de par les rues & les canaux.

Longue errance nocturne dans les quartiers du centre ancien d’Amsterdam ; Anne m’apprend la différence entre les nombreux faits traditionnels des toits : en cou, en cloche, en escalier ou en triangle… Les feux orangés des lampadaires brûlent la douce nuit, Amsterdam est bleue/rousse, briques obscures & reflets de l’eau, peu de monde dans les rues parfaitement calmes – quelques vélos, quelques bars. Une légère senteur de vase flotte sur la cité, presque sucrée, tendre.