#471

Noté le vendredi 12 septembre (suite)

« I envy you going to Oxford… One sees the shadows of things in silver mirrors » (Oscar Wilde)

Un peu plus & je ratais ce qui fut peut-être la plus belle découverte de mon séjour. Il faut dire qu’avec un tel intitulé, « musée d’art & d’archéologie », je ne m’attendais guère à rencontrer à l’Ashmolean assez d’oeuvres artistiques qui puissent être à mes goûts — sachant que je ne m’intéresse guère qu’à l’art moderne. Mais enfin j’accompagnais Mireille & Gianji dans ce qui s’avéra une visite aussi délicieuse qu’enthousiasmante.

Première surprise, un bout de couloir consacré à l’exposition périodique d’une vaste collection de reproductions d’époque, signées, par tous les grands & petits noms du Monde de l’Art, le grand mouvement d’art nouveau & d’impressionnisme qui bouleversa l’art russe au début du XXe siècle. La quasi totalité des chefs d’oeuvres de cette école se trouvant dans des musées russes (fort logiquement), je n’avais encore jamais eu l’occasion d’en admirer des exemples — tandis qu’un article récemment rédigé sur l’illustrateur féerique Ivan Bilibine m’avait familiarisé avec le sujet. Quelle ne fut donc pas ma joie de découvrir, au détour d’un corridor aux murs bleutés, toutes ces sérigraphies & lithographies signées par Somov, Bossanyi, Benoi, Jacovleff ou Serov…

Le principe de l’Ashmolean semble être de présenter des collections nombreuses, très riches mais relativement réduites: un petit nombre d’oeuvres intéressantes pour chaque période. Je n’eus pas le temps de monter à la salle des préraphaélites, mais en revanche celle des Impressionnistes (& pré- & post-) me ravit, avec en particulier un important legs de la famille Pissaro (quelques Camille Pissaro de ses périodes londoniennes, étonnamment coloré comme ce « Bedford Park », de 1897, ou pointilliste). Et puis un beau paysage de Daumier tout en longueur, un Boudin, « Le Quai du louvre » de Louis Valtat (1892), « Les Sables d’Olonne » de Marquet, une vue de Notre-Dame par Jongkind de 1864, ou un splendide Bonnington (une esquisse pour un plus grand tableau: décidément c’est ici comme chez Turner — plus c’est inachevé plus c’est beau!).

Mais le ravissement complet, ce fut la salle moderne, large & bien éclairée, qui se nomme la Sands Gallery. Du nom de son généreux donateur, il s’agit d’un ensemble qui, outre par exemple un Picasso & un Kandinski tous deux surprenants car figuratifs (& ô combien réussis!), se concentre essentiellement sur la peinture anglaise. Joie, bonheur: de toute évidence, on ne voit que rarement en France les peintures anglaises. Alors qu’il y a dans ce pays une belle richesse en ce domaine, avec à travers tout le XXe siècle diverses écoles attachantes & puis un atout à mes yeux incomparable: la Grande-Bretagne demeure quasiment le seul pays où, de nos jours, la peinture a encore droit de cité en tant qu’art pertinent! Alors que partout ailleurs les dérives conceptuelles & fumistes de l’art contemporain ont relégué la peinture dans le passé, en Albion toujours, l’art pictural fructifie encore. À preuve Julian Freud (représenté à la Sands Gallery par une toile).

Sur ces murs oranges, bleus ou verts se montrent donc un Stanley Spencer, de nombreux représentants du Camden Town Group (Harold Gilman, Spencer Gore, Robert Bevan, Malcom Drummond) & surtout: quantité de Sickert! Cet artiste récemment accusé par une autrice de polar en manque de succès d’avoir en fait été le véritable Jack l’éventreur, fut en tout cas le plus grand des impressionnistes authentiquement anglais, en plus d’avoir su drainer autour de lui les énergies picturales de son époque (le groupe de Camden Town déjà cité).

En sortant de l’éblouissement de cette salle, pour parachever le bonheur, un immense Philip Wilson Steer (encore un impressionniste anglais, ignoré chez nous) & un Sargent. N’en jetez plus!

#470

Noté le vendredi 12 septembre

L’arrogance & le mauvais goût des nouveaux riches serait donc une constante de l’humanité? Blenheim Palace tend à le prouver… Imaginez, en pleine campagne anglaise, lové au sein d’un sublime écrin naturel, de grosses colonnes carrées & lde grands murs jaunes érigeant un monument au mauvais goût. Une sorte de maison bourgeoise à la triste prétention surdéveloppée: voilà ce qu’est Blenheim, résidence du Duc de Marlborough. Qui ne vaut guère que pour son parc.

Un parc comme une vision arcadienne de pelouses doucement vallonnées & parfaitement tondues, de lac à la surface seulement ridée par quelques oies du Canada, de pont XVIIIe en pierre jaune & de bosquets artistiquement épars. Un cavalier fait caracoler sa monture au flanc d’une douce prairie. Quatre cyprès montent la garde. La petite tête noire d’un foulque émerge parfois hors de l’eau, un menu poisson dans le bec. Le choucas sautille en biais, circonspecte quoique intéressé par quelques bouts de toasts. Un panneau précisait: interdiction de nourrir les oies & les canards. Il n’était pas fait mention des corbeaux.

Pour ce qui est du palais en revanche, bad taste through and through: laideur d’autant plus pesante qu’elle est prétentieuse, froideur absolue & morgue inconfortable. Seul intérêt du palais: son petit musée consacré à Sir Winston Churchill, le grand homme des lieux. Le reste est, au mieux, comme cette eau (non minérale) locale vendue à la boutique: parfaitement insipide.

Le petit train pour se rendre au labyrinthe & à la serre me rappelle irrésistiblement un épisode des Avengers… En chemin (de fer), admiration des chênes sculpturaux & arthritiques, si vieux qu’ils se tordent tels des ruines archéologiques.

Visite délicieuse de la serre aux papillons (Butterfly House), où des papillons volètent en liberté autour des visiteurs, au sein d’une végétation exotique en fleur.

Souvenirs d’Orlando en parcourant le labyrinthe.

Au-delà du parc: Woodstock, un petit village proverbialement endormi — après les herbes folles du cimetière, nous visitons son église, St Mary Magdalene. Une nation de boutiquiers: jamais à cours d’idées mercantiles, voici que les Anglais nous invente le mug-souvenir d’église! Il suffit de poser 3£50 sur l’étagère & de repartir avec sa tasse. Ce que je fis — avant d’encore accroître ma collection de mugs à la quincaillerie du village. En dépit du froid sec de l’atmosphère, les caresses du soleil à l’arrêt de bus me donnent une délicieuse envie de somnoler. Le temps semble avoir arrêté son cours, Woodstock est irréel, arrêt sur image.

#469

Noté le jeudi 11 septembre (suite)

Pause après la promenade de Dead Man’s Walk, sur un bout de pelouse en pente au bord de la Cherwell. — « And what is the use of a book, thought Alice, without pictures or conversations? » — quelques canards viennent quémander des fragments de caramel mou. Un écureuil prend la pose pour un photographe, un instant figé avant de reprendre ses ondulations entre lumière rasante & herbe haute. Un jeune couple passe en pédalo, suivi par une jeune femme seule — la détective chargée de leur filature? Sur la vaste pelouse non loin derrière nous, des momes en rouge & noir s’entraînent au jeu à treize. Les clochers de Christchurch, Corpus Christi & Merton flottent au-dessus des érables immenses.

Cathédrale: des vitraux de Burne-Jones, dont une Ste Catherine pour laquelle posa… Edith Liddell, la soeur d’Alice!

Au sortir du meadow, nous hésitons auprès du teashop Alice (un tourist’ trap) pour finalement nous installer chez Reservoir Books — une boutique mi-librairie d’occasion mi-salon de thé, qui fonctionne pour le financement d’un projet de rénovation d’un bâtiment du XVIe complètement en ruines & la création afférente d’un centre culturel. Ravissement de Mireille: la serveuse s’avère être la fille d’un fameux ethnologue, le directeur de la collection « Terre humaine ».

Fin de journée: messe d’evensong à la Christchurch Cathedral. Le chant des petits enfants & des grands ados tous en dentelles blanches monte sous la voûte aiguë. Deux officiants, un vieil homme & une femme. Prières aux paroles connues malgré la différence de langue & de religion. Je me fais l’espace d’une messe observateur enchanté & un peu étonné des rites de ceux qui croient. La gloire & la beauté du site y ajoutent plusieurs dimensions.

#468

« Nature is so near: the rooks in the college garden

Like agile babies still speak the language of feeling

By the tower the river still runs to the sea and will run,

And the stones in that tower are utterly

Satisfied with their weight. » (W.H. Auden)

Noté le jeudi 11 septembre

Le fric est la mort de l’art. Les collèges sont tous fermés, désormais, au public non payant. Voir tel ou tel quadrangle demande de se faufiler, subreptice, en faisant en sorte de n’être pas vu par le janissaire… Dans bien des cas, nous nous contentons donc d’entraperçevoir un bout de pelouse, quelques murs gothiques (forcément gothiques), une croisée ou une porte voûtée.

Nous avons cependant toute légitimité à pénétrer sous l’énorme tour de Christchurch: Mireille a rendez-vous avec l’un de ses correspondants, l’historien Julian Wright. Tout m’amuse: parler au concierge, lever le nez vers le plafond à caissons, parcourir les avis affichés sur des panneaux en bois (notes d’étudiants & heures de cours), m’appuyer contre l’étroite fenêtre… Le quotidien des uns est l’exotisme des autres. Et quel exotisme: presque le pays des merveilles, pour tout intello qui se respecte! John Ruskin a peut-être foulé ce même plancher, Auden est certainement passé sous cette voûte.

Un joli nom de fantasy pour un pub chez Tolkien & Pullman: « The Hobgoblin ». Un établissement tout à fait classique, presque austère dans sa déco en dehors de quelques vieilles publicités. À deux pas de Christchurch, sur St Aldate’s, c’est là son principal intérêt. Oh, et puis tout de même son personnel: tant le barman que le serveur sont d’assez jolis garçons… Le serveur, surtout: hum ces yeux bleus sombres, ce petit nez retroussé & cette coiffure afro. On en mangerait — mais à défaut, le classique « fish é chips » n’est pas mal non plus, accompagné de mon habituel cidre. Vivre en Angleterre me rendrait presque alcoolo.

Promenade dans Christchurch & Corpus Christi (la porte à côté), avec en guise de guide l’ami universitaire, qui nous permet ainsi de visiter les endroits interdits aux touristes. Délicieux plaisir du presque initié.

Plantés de l’autre côté du grand quadrangle (le Tom Quad), nous écoutons Julian nous parler de l’énorme cloche qui se trouve dans la tour — mais mon regard descend plutôt vers la droite de celle-ci: eh, here was Lewis Carroll (sa chambre se trouvait là). Le culte de l’auteur d’Alice est bien entretenu à Oxford. On ne saurait en dire autant du souvenir d’Elizabeth Goudge, pas même citée dans mon petit guide du Oxford littéraire… Je me souveins pourtant qu’elle vécu également là, avec son père, le professeur de Divinité, tout au bout du côté droit du quadrangle.

En haut d’un grand escalier de pierre, sous un plafond supporté part un unique pilier en gothique vertical, nervuré tel un arbre, se trouve le hall où dînent les étudiants. Sentiment de pénétrer dans le traditionnel épisode de commencement d’un Harry Potter. D’ailleurs: la salle fut reproduite (en plus grande) pour le premier film, apprenons-nous. Mais ne devrais-je pas plutôt penser à un roman de David Lodge? Impossible de « décoller » de la littérature, quoi qu’il en soit. Sur les murs lambrissés de bois sombre & luisant, de hauts tableaux ne nous permettent d’ailleurs pas d’échapper à toute l’histoire des lettres anglaises. Près de la porte, un portrait de Charles L. Dodgson.

Quelque part au-dessus de nos têtes, John Ruskin donna des cours de dessin à Alice Liddell. Au troisième étage du Peckwater Quad, W.H. Auden tint sa cour d’étudiants — parmi lesquels Stephen Spender ou Christopher Isherwood. I’m in awe, sur un petit nuage, entre larmes d’extase & gloussement nerveux. Quelle vieille fille je fais! Impressionnable & sentimentale. Ah bah, permettez-moi un peu d’émotion. Edward Burne-Jones écrivit en 1853 à sa mère qu’Oxford était « a glorious place; godlike! ». What else can I say?

Un couloir bas & étroit. Sur le sol carrelé, une longue boîte en bois, marquée « Jacques Croquet London ».

Un petit jardin, enclos, & la porte basse d’une salle des professeurs. Dans l’entrée, sur une table, trône une bouteille de Bourgogne 1995. Suspendues à des patères comme les fantômes des professeurs, des toges noires font face au vin rouge. Belle salle confortable, j’ai toujours imaginé un club anglais ainsi. Sofas & fauteuils, lambris jusqu’à mi-hauteur des murs, portraits des premier ministres & vice-rois des indes ayant effectué leurs études à Christchurch. Également un tableau représentant Albert Einstein. Partout, peintures & sculptures célébrant John Locke. Sur un petit bureau à la marqueterie usée, un plumier & un buvard: quelqu’un écrit encore à la plume, ici?!

#467

« Fairy tales are more than true: not because they tell us that dragons exist, but because they tell us that dragons can be beaten. » (G. K. Chesterton)

Magdalen College: premier contact du séjour avec l’intemporel gothique des grandes universités d’Oxford. La façade de château hanté se couvre de lierre — des troncs plus épais que ceux de certains arbres citadins français. Le feuillage d’un vert sombre bruisse sous le vent humide. Le parc sent bon l’herbe mouillée. Des roses & de la sauge dans les parterres, au bord de la Cherwell (l’un des petits affluents de la Tamise qui courent à travers les prairies des collèges).

Bouche bée, je suis trop occupé à ne plus savoir où donner des yeux pour encore parler.

La pierre dorée, les tourelles, créneaux, gargouilles, parapets & gables, le lierre sombre, les murailles sereines, les portiers sévères… C.S. Lewis est passé par ici, tous les jeudi ses amis se réunissaient dans sa chambre pour lire & discuter. Ses amis: Charles Williams, J.R.R. Tolkien. Impossible de marcher dans Oxford sans le faire dans les pas de grands écrivains. Oscar Wilde, aussi, passa par Magdalen College.

Au centre de la vieille ville, en plein coeur des collèges & des musées, la Radcliffe Camera érige sa rotondité spectaculaire, surmontée d’une couronne & d’un dôme comme un théâtre de Venise, volant la vedette à une bibliothèque pourtant encore plus fameuse: la Bodleian. Étonnante cour que celle de la Bodleian, d’ailleurs, avec sa façade rayée comme la chemise d’un vieux majordome.

Visite de la Bodleian avec le délicieux Peter Warren, ex-bibiothécaire scientifique à la retraite depuis onze ans. Avec un charme chenu bien britannique & une volubilité aimable, le vieux monsieur nous explique les subtilités de l’histoire & de l’architecture de la Divinity Room puis de la salle parlementaire qui se trouve derrière, enfin de la porte conçue par Wren (alors géomètre et professeur d’astronomie) pour ouvrir sur le bâtiment qu’il venait de concevoir, le Sheldonian Theatre.

Nous avons permission de monter à la bibliothèque. Un bref coup d’oeil au premier palier — étagères & poutres blanches — avant de contnuer à grimper le grand escalier, sous le regard en pierre de John Locke. Au sommet: les livres. Émotion & ébahissement devant la beauté de ses poutres médiévales sculptées, des vieilles reliures en cuir & du plafond à caissons peints.