#466

Oxford, toujours le mercredi 10 septembre…

Passant devant un théâtre, Gianji & moi nous amusons d’imaginer la tête que ferait Olivier: une affiche annonce la représentation prochaine de Breakfast with Emma, adaptation théâtrale par Fay Weldon de… Madame Bovary! Déjà, dans une station de métro à Londres nous avions aperçu l’affiche d’une comédie musicale (!) sur… La tentation de St Antoine. Flaubert semble partout, dans ce pays.

Ah! Il faut que je vous parle de Ranford Guest House — a case study in bad taste. Réservé par le web, notre hôtel va se révéler quelque peu moins attrayant que ne semblait le promettre leur beau site… Tout est laid & pas qu’un peu sordide, là dedans. Je chancelle d’horreur lorsque le taulier nous montre notre chambre. Le taulier? Un drôle de type voûté, assez jeune mais les cheveux gris, les yeux tellement froncés tout le temps qu’on pourrait le croire aveugle, le ton grinçant & les gestes furtifs, je me sens mal à l’aise rien qu’à l’entendre geindre la litanie de ses explications… Et la chambre, alors, & la chambre?

Très grande.

Mais les lits sont chancelants, la moquette hideuse (verte & rouge), le papier-peint tout simplement cauchemardesque (de gros motifs bleu foncé sur un fond qui fut certainement blanc dans une vie antérieure, avant d’adopter ce jaune pisseux & irrégulier). Le contraste entre la moquette & la tapisserie provoque un choc quasi hallucinatoire, c’est le psychédélique appliqué au mauvais goût. Après les films d’horreur, notre taulier a inventé la déco d’épouvante!

La lampe de chevet est simplement « décorative » (pas de prise en vue), le lustre est borgne, mon lit poussé contre la fenêtre camoufle vaguement un décrochement du mur juste à l’endroit de l’oreiller. Les draps ont-ils été changés? Pas certain. Et quant à la douche, passons sur le sujet, j’en frémis encore! (tant pis: toilette de chat tous les jours, pas question que je pose les pieds dans un tel endroit)

En redescendant, nous pouffons nerveusement à la vue des lampes aux contorsions ignobles, des fleurs en plastique enpoussiérées & des moquettes cacophoniques (sur les 32 marches de l’escalier se succèdent cinq moquettes différentes), sans parler des affiches cassantes à demi-arrachées qui pendigouillent sur les murs éraflés… Tiens, une explication probable des grimaces du taulier: vu son obsession pour l’Himalaya il a du se cramer les yeux là-bas… Seul point vaguement positif de cet endroit minable, découvert le lendemain matin: le breakfast est lent (un grand art de la désorganisation y préside, encore aggravé par l’air de dépression chronique des serveurs), mais copieux. Une vaste sélection de céréales (nous avons le choix entre pétales de maïs, blé soufflé, müesli, « Special K » ou litière pour chat), un plat d’oeuf, beans, bacon, saucisse & tomate, , du jus d’orange dans des coupes à champagne, yaourts chimiques & divers fruits (including du melon vert & des fraises). Le tout accompagné de toast (rares & tièdes) avec du beurre (rance ou moisi).

#465

From SwissRe to Christchurch (suite)

Noté le mercredi 10 septembre 2003 (suite aussi…)

Oserai-je l’avouer? Jamais encore je n’avais voyagé en taxi londonien. Depuis tant d’années que je voyais passer ces énormes scarabées noirs, l’un des symboles de ma ville aimée. Et bien soit: je l’avoue. Et grâce soit rendue à Mireille qui décida que porter nos bagages depuis l’hôtel jusqu’à la gare de Paddington était tout simplement hors de question.

Observer Londres depuis l’habitacle à la fois vaste & sombre d’un taxi, plafond bas & conduite coulée, quel luxe délicieux. Encore une autre manière de voir la ville.

Moins confortable sera le train: imaginez que les Anglais ont inventé les wagons de banlieue à cinq places frontales. Étroites, les places, forcément. Et quant au couloir… Les passagers doivent se contorsionner afin de se glisser entre les sièges. Mais enfin: nous voici en chemin (de fer) pour Oxford.

Au bord de la voie, juste après Slough, vision délicieusement industrielle: l’usine Horlicks, une grande bâtisse de brique austère, dont la grande tour crénelée, telle une sentinelle médiévale, voisine avec une haute cheminée noircie, qui semble figurer sa lance. Étonnant compromis entre l’entreprise industrielle & le château écossais.

Oxford ville de contrastes? Juste devant la gare s’érige une grande ziggourat verte, & à deux pas de là se trouve l’enseigne paradoxal d’un petit restau nommé « The Oriental Condor »…

#464

« How wonderful it must be to write stories, say the friends of the storyteller, and there are both admiration and envy in their tone. As for the admiration, the storyteller knows he does not deserve it: he knows perhaps he turns to woo the lady make-believe because he was too unpractical to manage a business, lacked the courage to become a doctor, was too weak a character to impose discipline on classes of unruly children; the admiring friends can do these things but he, faced with the problem of earning a living, could do nothing but step backward into the past and recover its memories for their entertainment. » (Elizabeth Goudge)

#463

(petite pause dans la rédaction du « travelogue sur Oxford)

Deux journaliste de The Idler viennent de publier Crap Towns: The 50 Worst Places to Live in the U.K., une compilation à la fois amusante & désespérante des pires endroits où vivre en Grande-Bretagne — & déjà un livre qui provoque la controverse dans ce pays, car les auteurs ont eu l’audace d’inclure not just ugly industrial towns and the hometowns of various unhappy contributors, but also some « phoney heritage centers ».

Vous pouvez consulter ici la carte des 50 endroits, ainsi que l’interview de l’un des auteurs.

Tout autre chose: je ne cesse de m’étonner des contacts aussi passionnants qu’étranges que me procure le personne d’Arsène Lupin — & les travaux que j’ai réalisé sur celui-ci. Après le coup de fil d’un dramaturge helvète, voici maintenant un mail d’un traducteur coréen. :-°

#462

Noté le mercredi 10 septembre 2003

Faire du tourisme à Londres, ce n’est pas forcément se rendre auprès des bâtiments les plus célèbres & orthodoxes, mais au contraire tacher de jouir de tous les aspects qu’une ville aussi immense (1500 km2 contre les 105 km2 de Paris) peut offrir. C’est saisir son pouls, le sentir battre même dans les lieux les moins propices à un tourisme ordinaire. Londres est une ville en travaux perpétuels & les alentours des gares St Pancras & King’s Cross en témoigne fort bien actuellement.

Après avoir soulevé les jupes de la vieille dame (l’immense St Pancras, ce navire néo-gothique surdimensionné, aux fausses allures de cathédrale), les sbires du sieur Costain (1) ont commencé à excaver ses pieds, à creuser ses jupons & à percer sous sa voisine King’s Cross. Le résultat pour l’heure est un immense merdier de barricades & des trous béants, au sein duquel les piétons bon an mal an doivent se frayer un tortueux chemin.

Abandonnée en grande partie, St Pancras présente sur ses flancs le triste spectacle d’arcades bouchées & de fenêtres brisées. Avec le rédéveloppement de ce quartier, il est cependant permis d’espérer que cette superbe gare retrouve entièrement une utilité — tout en espérant que les prix n’en profitent pas pour démesurément grimper à l’hôtel! Au passage, je note qu’un bâtiment amusant du quartier, un bloc de vieux immeubles qui formaient une pointe à l’angle de Gray Inn’s Road, vient d’être abattu: c’est une des caractéristiques du paysage local (une tourelle en zinc) qui disparaît ainsi.

Décidés à nous rendre à Camden Market tout en n’empruntant pas le même chemin que le premier jour, nous nous glissons au sein des grands travaux — un des gazoducs à disparu, laissant la place à ce qui n’est encore qu’un colossal lacis de poutrelles d’acier, certaines tendues en un équilibre & sur une portée impressionnants. Je ne sais si un Sherlock Holmes contemporain pourrait en faire une étude topologique, mais la boue semble un élément omniprésent de Londres, une glaise grasse & jaune, qui coule sur les rues en longues traînées. Mireille me signale que les grues anglaises sont différentes des grues françaises: construites en équerre, comme les grues de chargement des ports — sans doute un héritage du passé fluvial de l’Empire britannique. Cette structure équilibrée s’avère nettement plus esthétique que le simple angle droit des grues d’chez nous.

Nous passons sous une arche, une voie ferrée au-dessus de nos têtes. De l’autre côté du passage, se découvre une longue enfilade d’arches à demi-éventrées, voûtes de pierre brisées & budléias omniprésents, qui foisonnent partout où l’homme n’a pas encore décidé d’un propre réaménagement. Quelques antiquaires survivent encore sous d’autres arches encore, au sein des gravas, des coulées de vase olivâtre & des engins de chantier allant & venant. Un commerce d’une autre époque: un repriseur. Des kilos de vieux vêtements ravaudés s’entassent dans deux pièces, chichement éclairés par les fenêtres grillagées & poussiéreuses.

Gianji tente de nous guider, carte en main — mais comme d’habitude nous nous heurtons au problème des passages piétons, jamais indiqués, ou si mal. Je me souviens avoir déjà fait un crochet par l’hôpital des maladies exotiques. Las: j’ai le vague souvenir d’y avoir vu, dans son parc, quelques tombes de personnes célèbres — mais ne suis pas capable d’en retrouver aucune. Nous redescendons sur une petite rue, par le portail au bord de la morgue. Encore des artères embourbées, cependant que nous logeons le canal, caché derrière une épaule herbeuse. Quelques hésitations, faut-il passer sous ce pont du chemin de fer? Pénétrer dans cette résidence? Un peu trop loin: une minuscule zone industrielle, quelques ateliers & garages lovés entre le canal, la voie ferrée & un bout de route ne menant à rien. Une Jaguar démarre en trombe, le yuppie fait vrombir son moteur tant qu’il en a encore l’espace libre. Somme-nous toujours à Londres? Mais oui, de retour sur une petite rue commerçante, avant d’enfin nous résoudre à redescendre au bord du canal.

Tout n’est pas ouvert à Camden Market le matin, hélas. Les étables sont fermées, mais le reste est toujours aussi rigolo, de mauvais goût, baba-cool & attrape-gogo… De nouvelles boutiques ont encore été aménagées, cette fois sous la forme d’une suite de cages en verre bâties au bord de la rampe d’accès aux étables. Ne finiront-ils pas par faire crouler ce marché sous le poids d’un trop-plein de commerces? Nous déjeunons sous une voûte étonnamment transformée en restaurant marocain. Décalage cocasse, le Maghreb est si peu Londres!

(1) Richard Costain créa à la fin du XIXe siècle l’une des premières grandes entreprises de travaux publics, et fit fortune en érigeant nombre des « terraces » qui filent le long de toutes les artères londoniennes. Son entreprise existe toujours, c’est l’un des principaux entrepreneurs en Grande-Bretagne, & l’ironie de l’historie veut que ceux-là même qui avaient autrefois construit St Pancras soient aujourd’hui en train d’en rénover les fondations.