#496

Tableaux Tuileries (12)

Cinquième & dernier jour. Je me suis réveillé triste. À l’image du temps: bruine persistante, chape grise du ciel & flou de la brume. Peut-être s’agit-il de l’humeur adéquate, pour découvrir les broussailles du bois de Vincennes? Olivier supporte mon spleen en faisant le clown, tandis qu’un peu au hasard nous franchissons les sous-bois depuis le lac de St-Mandé jusqu’au Lac Daumesnil, en passant par les abords du zoo dont le rocher me sert de repère.

L’ex-musée des arts océaniens & papouasiens vient de se faire renommer « Palais de la Porte Dorée », mais pour le réac que je suis ce sera toujours le Palais des Colonies. J’étais d’ailleurs fort curieux de voir ce lac Daumesnil, autour duquel s’étala autrefois cette « Exposition coloniale » dont j’ai le témoignage sous la forme d’un énorme album d’époque.

La nature du bois de Vincennes m’étonne par son décoiffé: rien de domestiqué en-dehors des sentiers savamment balisés pour tous les amoureux du couple survêtement/halètement, que l’on croise même par ce temps maussade en pleine activité d’étirements (flûte, que le sport peut être inesthétique!). Le sous-bois se déploie en des vagues hirsutes d’herbes trop hautes, de fougères desséchées, de grêles brindilles & de feuilles mortes. Tout cela nous fait une symphonie impromptue de vert & de roux, gommée aux entournures par une hésitation laiteuse qui s’insinue en gouttelettes sous la veste & qui ouate le bruit des pas. Le ciel blanc-bleu empaquette Vincennes d’un voile liquide.

#495

Tableaux Tuileries (11)

L’étape suivante de nos errances urbaines nous verra grimper au parc des Buttes-Chaumont. Mon paternel m’en avait conseillé la visite, au regard de ma fascination pour l’esthétique dix-neuvième… Thank you dad: je m’attendais à un joli petit jardin ancien, pas à une telle débauche de splendeur paysagée! L’incroyable rudesse des pentes est mise en scène d’une manière dramatique, les grands arbres sont presque vertigineux d’élan & l’automne enflamme magistralement une nature déjà très théâtrale.

Ouverts en 1837, les Buttes-Chaumont furent une sorte d’aboutissement de toutes les recherches de l’époque en matière de travail sur l’eau, le relief, les matériaux & constructions — & sur les ouvrages d’art, aussi, comme en témoigne cette incroyable passerelle en bois jetée au-dessus du lac. Et cette montagne de béton, alors! Taillée en fausse roche & couronnée d’un petit temple: l’exaltation romantique de toute une époque, alliée aux balbutiements de la technologie. Feuilles mortes & canards flottent au-dessus du fond sombre du lac, apparemment en suspension tant l’eau est transparente. Le feuillage émietté d’un saule brille dans le jour déclinant comme une oeuvre pointilliste. Alanguie sous une canopée mi-marronniers mi-bambous, une ancienne guinguette mériterait de revoir ses beaux jours. Le fronton rouge d’un bel immeuble sert de toile aux colonnes vertes & noires des pins.

Copié par mon paternel, un article m’informe que « Le parc des Buttes-Chaumont est significatif, plus que les autres “espaces verdoyants” d’Haussmann de la modernité et de la transformation sociale voulue dans la ville par le préfet. Face aux critiques, souvent faites sur ses dépenses somptuaires, force est de souligner que les perspectives de spéculations immobilières pouvant infléchir les coûts d’investissement étaient extrêmement aléatoires dans le quartier des Buttes-Chaumont. Or, les dépenses de travaux à l’hectare sont les plus chères de Paris après celles du parc Monceau, « promenade la plus luxueuse et en même temps la plus élégante ». Ce prix élevé s’explique par les difficultés techniques liées à la consolidation et à l’aménagement des anciennes carrières plus que par la somptuosité des aménagements. Il faut cependant souligner qu’un tel investissement pour ‘établissement d’un parc dans un ancien faubourg relève d’une véritable anticipation de l‘expansion de la ville autant que d’un remède aux problèmes de salubrité du quartier. À l’instar d’Haussmann et d’Alphand, Édouard André, responsable des travaux, nous dit aussi que « l’espace nommé des Buttes-Chaumont était un lieu malfamé, réceptacle de voleurs, bohémiens, gens sans aveu. La ville de Paris savait que les améliorations matérielles influent beaucoup sur les mœurs, et qu’en nettoyant les parages elle en transformerait la population ou la contraindrait à quitter la place. » »

Émergeant du parc sur la rue Manin, nos habitudes de Lyonnais nous font grimper à un escalier qui s’enfonce énigmatiquement au sein de la façade d’une barre d’immeubles. Belle trouvaille: cette colline aiguë cache en son sommet un ravissant labyrinthe. Des ruelles coquettes (dont une « de Gourmont »: saurait-on être plus dix-neuvième?), pour des maisons faussement modestes qui ouvrent sur un panorama renversant. Ici au moins l’on n’étouffe pas, le grandiose parisien laisse place à une dimension humaine & au grand ciel ouvert. Le regard se perd au tournant d’une rue sur l’étendue du passionnant chaos urbain, avant de plonger aux tréfonds de cours vertigineuses.

Les villes en pente sont bien plus belles que les villes plates. Une évidence? Avouons que c’est un peu la faiblesse esthétique de Bordeaux, ville pourtant très chère à mon coeur. On ne saurait en tout cas faire ce reproche au morceau de Paris que nous dévalons ensuite, tous deux ravis d’échapper à l’austérité grandiloquente des boulevards pour nous faufiler par tous les cheminements piétons, escaliers, raccourcis & passages que nous pouvons trouver. Admirant au passage l’incongruité d’un bout de rue ancienne coincée sous les pieds d’une cité HLM, ou la teinte turquoise des pentes de zinc vu de loin. Halte à Nation: amusant comme j’aime les bistros, moi qui n’y mets pas les pieds d’ordinaire.

#494

Tableaux Tuileries (10)

Place Colette, nous attire une admirable librairie. À la vue de ces hauts rayonnages croulants de bouquins, de ces tables couvertes de piles, j’ai l’impression d’avoir pénétré dans une illustration de Sempé. Pour le seul plaisir des livres, nous y furèterons longuement: dans un tel établissement, le temps s’arrête pour deux bookaholics. Traversant la place, si coquette maintenant qu’elle est devenue piétonne & que la décore une singulière bouche de métro tressée de grosses boules d’argent (« le kiosque des noctambules », 2000, ai-je lu je ne sais plus où), nous pénétrons un instant dans la cour du Palais Royal — juste le temps de montrer à Olivier les médiocres colonnes qui firent tant jaser sous le règne de Mitterrand…

Peu de galeries dans cette partie de la rue (& hélas celle où nous voulions plus spécifiquement nous rendre, pour une expo, s’avère close le samedi — dommage que ça n’ait été précise nulle part). Mais en revanche, la remontée d’une telle artère est prétexte à nombre de crochets esthétiques: l’admirable perspective de l’Opéra, depuis la place Malraux, puis l’empilement de verre hi-tech du nouveau Marché St-Honoré, puis un tour de la Place Vendôme & encore celui de l’église de la Madeleine. Traversant un de ces passages couverts comme je les affectionne, nous rejoignons les abords de l’Élysée & (bien plus élégant) du ministère de l’intérieur.

Après la Place Beauvau, le balade des galeries débute enfin: zigzagants d’un bord à l’autre de la rue, nous découvrons avec autant d’émerveillement que dans un musée là un Maurice Utrillo, ici un Paul Sérusier, une série de Jean Dufy ou un admirable Marie Laurencin. Quartier snob, vraiment? Pourtant ne s’agit-il pas là d’une conception finalement très démocratique de l’art, d’ainsi pouvoir admirer de tels chefs d’oeuvres rien qu’en marchant dans la rue, sans devoir payer un droit d’entrée (car voici bien une honte de Lutèce par rapport à Londres: tous les musées sont payants & pas qu’un peu!), juste en flânant? Oh, une démocratie bien involontaire, soyons-on certain. N’en demeure pas moins une promenade où l’art se déballe sur le trottoir & j’adore ça.

#493

Tableaux Tuileries (9)

Des Tuileries à la Bastille, où nous avons rendez-vous ce soir, il n’y a qu’un trajet — mais peut-être trop de pas pour deux flâneurs déjà fourbus. Nous les feront néanmoins, notre avance rythmée par le spectacle de la rue, les immeubles, les monuments, qui tranquillement se ouatent du bleu de la fin du jour… Heureux tout de même d’aller nous effondrer dans un petit bistro de la rue de la Roquette — qui nous offrira une preuve supplémentaire d’un manque parisien: pas de cidre! Cette boisson semble globalement inconnue de la capitale. Même si par hasard il en apparaît sur une carte, ce n’est que par erreur.

Quatrième jour: notre programme d’expositions étant achevé, qu’il ne soit pas dit cependant que les tableaux & les Tuileries ne nous verrons pas encore aujourd’hui. Olivier suggère que nous refassions un parcours que j’avais découvert lors d’un précédent séjour: la rue du Faubourg Saint Honoré & ses galeries. J’avoue pourtant ne plus vraiment me souvenir d’à quel niveau elle devient véritablement intéressante. Qu’importe: descendant à Louvre-Rivoli sur notre chère ligne 1, nous prendrons tout d’abord la rue Saint Honoré dans sa quasi totalité.

Sous l’enseigne vieillotte d’une agence de détective privé (pour un peu, nous croiserions presque Nestor Burma), une jeune fille serrée dans un kiosque plein de vapeur nous vend de longs hot-dogs couverts d’un odorant gruyère grillé. Pas encore vraiment réveillés, nous faisons halte presque aussitôt, à l’angle de la rue Jean-Jacques Rousseau: la déco discrètement « fifties » d’un bistro nous attire. Sous le grand miroir & les lustres noirs, mon compagnon acquiert un charme presque oriental, accentué par la vague gracieuse d’une longue écharpe orange dérobée à notre hôtesse & par la coupe droite de sa veste chinoise. J’aimerais être peintre, pour d’un coup de pinceau poser sur la toile cette longue touche de couleur pure, l’orange, qui vibrerait sur le fond sombre, prune, de la veste, et sur les plis confortables du t-shirt noir. Pour faire luire doucement le cuir rouge de la banquette, jouer des reflets sur le revêtement marbré de la table & rendre la tendresse de la lumière d’automne, tamisée par les vitres embuées.

#492

Tableaux Tuileries (8)

Il n’y a pas qu’à Londres que les architectes contemporains conçoivent d’admirables nouveaux ponts: la passerelle jetée entre Orsay et les Tuileries vaut bien celle du Tate Modern. Particulièrement séduisante & astucieuse est l’idée des « pans » du pont qui s’abaissent afin de rejoindre le niveau des quais — et de permettre de traverser jusqu’aux jardins sans franchir l’avenue. Nous voici donc une nouvelle fois aux Tuileries, décidément centre de nos excursions. Telle est la grâce de ces parterres que même un arbre abattu, tordant ses branches dénudés au milieu des herbes hautes, semble calculé dans une optique design. La silhouette gracile des chaises en fer vert s’impose comme une note régulière sur la symphonie des feuilles mortes, épais tapis rougeoyant qui jonche le sol. Nos pas font « crounch-crounch » sous le soleil rasant, avant de crisser sur le sable des allées.

Dernière expo prévue: Zao Wou-Ki. Je ne connaissais pas cet artiste chinois, mais un dossier spécial de Connaissance des Arts, saisit par curiosité dans une librairie, avait éveillé ma curiosité quelques semaines avant que nous n’allions à Paris: il semblait naturel de le mettre à notre programme, par conséquent. C’est au Jeu de Paume, un long pavillon de pierre blonde qui s’érige au-dessus de la rue de Rivoli.

Deux mauvaises impressions dés l’entrée: il y a vraiment beaucoup de monde — presque trop? Et puis n’allons-nous pas nous faitiguer très vite de tant d’abstraction? C’est que l’abstrait, n’est-ce pas, réactionnaires que nous sommes, point trop ne nous en faut… Alors oui, c’est beau, superbe même: l’oeuvre exposée nous ravit globalement, seul un tableau jaune étrangement maculé d’une giclée verte nous choquera, tout le reste sera de l’ordre de l’admiration. Mais…

Mais tout de même, je préfère les tableaux de ses débuts: lorsqu’il demeurait encore une trace de figuratif, dans ses silhouettes juste en trait, presque effacées, que l’on devinent encore sous la matière. Lignes grêles & couleurs profondes, le Zao Wou-Ki des débuts me séduit d’emblée, j’y retrouve presque l’humour d’un Paul Klee, avec cette sorte d’épure chinoise en plus.

Mais ensuite: combien d’années à faire la même chose? À la faire à la perfection, bien sûr — mais je me lasse, vite, très vite, de contempler chaque toile au « système » identique. Toujours éblouissante de lumière, de profondeur, de vibration — mais toujours pareille…

Olivier pour sa part « pête un plomb », il cherche à dissiper l’ennui en observant les gens autour de lui & c’est pire que tout: s’amusant à reconnaître telle collègue dans deux étudiantes enchignonnées/coincées, tel copain dans le petit gros pas fini de cuire qui sert de gardien, voilà que le fou-rire l’envahit, communicatif. Oh & puis ce public, quelle horreur! Des vieilles, que des vieilles; pleines de fric, desséchées, maniérées, fourrurées & attifées faut voir comme! Les plus atroces: la naine habillée de feuilles mortes & sa copine la brindille avec un renard mort sur la tête, l’horreur, la pure horreur!

Je tiens à faire l’expo entière — mais le sous-sol est pire que tout: de grandes taches d’encre sur du papier, sans forme, du noir & du blanc, ç’en est trop, quel ennui! Nous sortons vite, secoués d’un rire nerveux. La brume parisienne est bien plus passionnante, bien plus subtile, que ces cinquante années de couleurs vives. Le tort: il y en a trop. À petite dose, c’est somptueux. À forte dose & à la vue du public, l’expo Zao Wou-Ki devient rapidement insupportable & force l’irrévérence. Nous ne sommes pas prêt de cesser d’utiliser l’expression « zao-wouker » comme verbe du n’importe quoi…