#511

Instant lucide (réminiscences d’un 14 juillet)

Une langueur montait du sillon lumineux de l’avenue, sur la droite. Dans le ronflement affaibli des voitures, dans l’effacement de la clarté des rues, il y avait une sorte d’apaisement, tout comme dans le profond halo bleuté du ciel nocturne au-dessus de la ville. Respirant la rumeur confuse de l’haleine urbaine, je frissonnai sur le maigre balcon. L’océan des toits éteints, juste vernis par quelques froids reflets, se faisait pareil à des flots figés.

Sur tout cela coulait cependant déjà le vent glacé qui annonce l’aube.

#510

Quelque part en Auvergne

Sous la haute voûte d’un salon si immense qu’il prend des allures de halle communale, le clan réunit bruisse des déchirures de papiers cadeaux & des froissements gourmands. Des cris de plaisir percent le doux tohu-bohu, quelques gloussements appréciateurs, on commente les cadeaux et ce sont des aah et des ooh! Les petites filles rient et interpellent, la table basse croûle bientôt sous les paquets déjà défaits, le sol en jonc de mer disparaît sous les vagues de papier déchiré et de carton rompu.

Par moments, des soubresauts agitent ce jonchement de lambeaux multicolores: le chaton couleur de miel a trouvé un brin de raphia ou un fragment de plastique brillant, il plonge la queue haute dans cet océan de dorures et rubans, d’emballages crissants et de feuilles froissées.

De l’autre côté des baies vitrées, la neige vibre du bleu profond de la nuit. Les entrelacs des branches blanches & noires ferment la fenêtre.

Le lendemain déjà, l’uniforme nappe blanche a cédé du terrain, les prés sur la colline en face, et le flanc du jardin contre la forêt, se transforment peu à peu en découpages à la Matisse, motifs de blanc brillant & de vert étincelant.

#508

Week-end stéphanois (2)

Cumulant intérêts artistique & historiques, l’expo s’achève plutôt dans cette seconde option — avec notamment des affiches de Mai 1968. Le tout me frappant en fin de parcours par sa fraîcheur (je n’ai pas ressentit cette impression d’arnaque intellectuelle qui me semble exsuder de la plus grande partie du « contemporain »), mais aussi par… sa naïveté. Des utopies politiques généreuses, de belles idées sur le pouvoir de la jeunesse, beaucoup d’espoir & de joyeuse turbulence — alors que notre époque semble souvent vouée au cynisme.

Reprenant le tram dans le sens inverse, pour retourner au centre de Sainté, je le quitte pourtant assez vite. Mon oeil s’est trouvé happé par de l’industriel en déréliction — l’ancienne manufacture d’armes, semble-t-il promise à démolition, ce qui paraît un gâchis architectural. De là, je me livre à mon activité citadine favorite — ce que les situationnistes nommaient « la dérive ».

En dépit des efforts d’un maigre soleil, ces rues déshéritées ne sauraient jamais se faire riantes. Les seules fleurs sont celles qui pendent aux murs, sur les lambeaux de papier peint révélés lors de la destruction d’un taudis ou d’un autre. Les percées de verdure ne sont qu’herbes folles & buissons revêches sur les gravas. Fichu bourgeois, j’ai peine à imaginer que des vies se déroulent derrière la lèpre de ces murs souillés de suie, au-delà des volets disjoints & des couloirs enténébrés. Ma bonne humeur me sauve, mais comme il serait facile de déprimer dans un cadre aussi ingrat.

Il semblerait que le seul sursaut de Sainté date des années 1970, je ne vois rien de plus récent. La gare orange s’accroche (dérisoire tentative de modernité déjà obsolète) sur les piles en briques salies, à leur pied des mômes en uniforme frissonnent sous un ciel bas, gris, menaçant d’averse. Les voitures vrombissent sur le macadam verni de pluie, éclaboussent, s’enfuient le dos rond. La rare grâce d’une demeure Art nouveau, toute en courbes qu’on croiraient taillées dans le pain d’épice, ne rachète pas l’hétéroclite médiocrité d’une ville de bric & de broc, sans charme autre que celui de l’entassement. L’hôtel de ville fait bien des efforts, soulevant ses jupons pour abriter des arcades marchandes & se hissant sur son immense escalier, mais c’est bien tout, car même une jolie halle se trouve gâchée par les murailles disgracieuses qui bouchent son rez-de-chaussée. Du jardin des beaux-arts n’existe plus q’un vilain parking & la ruine d’une double volée d’escalier, autrefois grandiose. Beaux-arts eux-mêmes dilapidés, certainement tout à fait majestueux d’antan, avec cet air de palais bourgeois qui domine la ville de ses volutes de briques & de l’élan de ses verrières — mais que tout cela est donc fatigué, usé, grandement en manque de rénovations. Plus loin, le musée des « arts et industries » semble acculé contre la colline, son beau visage lisse indigné devant la ville vulgaire.

Portait négatif? Pas vraiment, pourtant: j’aime tant les villes que même celle-ci, ni vraiment laide ni du tout belle, juste pauvre & trop diverse, finit par m’amuser & me séduire, à sa manière. Et puis toujours je me laisse charmer par le rythme des artères urbaines, par les surprises architecturales, par le secret des porches, par la richesse des librairies, par les forêts de sapins qui envahissent les trottoirs, par les écharpes nouées par des plaisantins autour du cou de toutes les statues — sans parler de la vaste blondeur du loft de mon ami Fab, ou des hauts plafonds de chez Annie, un appart’ plein de petites merveilles du design seventies