Noté le samedi 22 février 2003
Étrange Paris que celui-là — j’ignorais que notre capitale fut désormais si déserte, si vide de sa population que même les quartiers les plus cossus en acquièrent comme une sorte de mélancolie soviétique. Et quel cosmopolitisme inattendu : je croise surtout des Écossais en kilt & des Japonais en kit. Euh, non, en groupe. Paris n’est plus (tout à fait) Paris.
« De Caillebotte à Picasso » : un titre d’expo qui semblerait presque conçue uniquement pour mes goûts… & chapeau monsieur Oscar Ghez : comment peut-on avoir seulement aussi bon goût, aussi tôt, aussi fermement ? Renversant : le pont de l’Europe de Caillebotte, des impressionnistes, néo-impressionnistes, post-impressionnistes, fauves, nabis… Tous les « noms » que j’aime, les « pattes » que j’admire… En seulement quatre salles (un peu trop) minuscules, tout le bonheur de l’art. Et cette lumière ! Sur chacun des tableaux, parfaitement ajusté, un cadre de lumière. Au sein de la douce pénombre des salles, chaque œuvre resplendit, comme éclairée par sa seule force — si lumineuse en fait qu’on jurerait un rétro-éclairage de type ordinateur. Le relief en plus. Époustouflante orgie visuelle.
Sortant des ténèbres éblouissantes du musée Jacquemart-André, je décide de partir à pied : boulevard Haussman, rue de Courcelle, puis toute la rue St-Honoré. Toujours aucun piéton dans les rues, seulement un peu de circulation automobile & les rayons du soleil, translucides, caressants, d’un bleu légèrement voilé de blanc. Paris samedi, le désert ? Que de luxe, que de beauté. Personne n’est pauvre, ici. Dans la vitrine d’une galerie, une toile impressionniste attire mon regard. Un véritable tableau impressionniste ; Henri Authon, fin XIXe. Combien cela peut-il valoir ? De toute évidence les commerces de luxe ne sont pas soumis aux mêmes lois que le négoce ordinaire : aucun prix ne figure jamais en devanture des galeries & des marchands de livres anciens. Un peu plus loin, une sérigraphie d’époque d’Henri Rivière, « Crépuscule », 1902.
Devant le palace « Le Bristol », des gens importants se serrent la main en parlant d’une voix très grave. Le portier fait tournoyer sa capeline sombre, des talkie-walkies noirs émergent discrètement des pognes des agents de sécurité.
Galerie De Jonkheer, un Magritte dans la vitrine. En face, galerie Petridès, quantité d’Utrillo. Ils me font réviser un peu mon jugement d’ordinaire sévère, il se trouve là de fort beaux tableaux. Quel charme, quel séduction, passer dans la rue & contempler de tels chefs d’œuvres ! Cette promenade vaut bien plusieurs musées.
Mazette, qu’il est coquet, le Ministère de l’Intérieur ! Ô combien plus que le palais de l’Élysée. Grande muraille, élégante mais triste, dont la pierre ocrée par la pollution me fait penser à celle de la mairie de Bordeaux. Pas plus impressionnant que ça. Sur l’autre trottoir s’alignent les fan,freluches distinguées des plus grands couturiers & des chausseurs.
Hôtel Castiglione : je lisais tout à l’heure quelques pages d’un Hercule Poirot, The Big Four, où un fameux savant a mystérieusement lors d’un voyage à Paris. Il séjournait à l’hôtel Castiglione. Les boîtes aux lettres en bas de l’immeuble de Jean m’ont fait sourire : figurez-vous que réside-là un monsieur Poirot.
Galerie Colette Dubois, un petit tableau sur le côté attire mon attention. Non ? Puvis de Chavanne, un véritable Puvis de Chavanne en vitrine. Je sais bien que l’arts e vend, mais cependant, voir ainsi dans ce qui n’est somme toute qu’une simple boutique s’aligner tant de tableaux dignes d’un bon musée, cela me ravie & me sidère tout à la fois. Refrain connu : « Ah si j’étais riche. »
Un peu fièvreux, courbattu, toussant, je marche avec une lenteur de vieillard.
Un séjour à Paris acquiert forcément, de mon point de vue, une sorte de saveur de « non-London ». Je veux dire : comme un pis-aller. Les copains en plus (important, très), mais l’atmosphère & le shopping de Londres en moins. Avec par conséquent quelques petites visites de compensation : un tour chez WH Smith (qui n’a plus de Smith que le nom, l’intérieur étant de fait depuis des années devenu celui d’un Waterstone), un saut chez Gallignani juste à côté. Et avant d’arriver à Beaubourg, une descente dans les entrailles des Halles pour y trouver un Muji (merci Sara), où je suis servis par le plus sexy des caissiers, un jeune garçon à la plastique affolante & à la moue adorable.
Beaubourg donc : froid hangar de l’art officiel, architecture inadaptée & déjà vieillie, le regard se perd au sein du grand hall de bannière bleu & jaune en signalétique bleu & jaune, du comptoir bleu & jaune à une profusion de tuyauteries — bleues & jaunes… Le musée se situe au 4e étage. Rectification : au 5e, pour le réactionnaire que je suis. Traversant sans tarder l’habituel bric-à-brac de l’art contemporain, trop fatigué pour m’éreinter à y débusquer une beauté très éventuelle, je grimpe au 5e dériver parmi les Kandinski. Et de constater que là aussi, & plus encore qu’à Orsay, certains auraient bien des leçons de muséographie à recevoir de Jacquemartd-André ! Certaines salles se trouvent plongées dans une complète pénombre. Les autres sont pour la plupart baignées d’une uniforme & trop vive lumière de néon. Rien ne ressort, il faut la puissance de tel Klee, tel Miro, tel Léger — et bien sûr de tous ces Kandinski — pour attirer l’œil vagabond.
Soir venu, direction Kennedy/Maison de Radio-France. Ambiance feutrée des studios nocturnes. Je discute un moment avec Angelier dans un grand studio tendu de noir, avant que de traverser l’enfilade science-fictive de trois studios d’enregistrement. D’abord le gris métallisé anguleux d’une console qu’on croirait rescapée des vieux Star Trek ; puis le charme discret & arrondi hêtre/noir d’un design Ikéa années 80 ; enfin la masse en bois luisant d’une console bien contemporaine. Puis, le studio, relativement modeste, où nous nous installons. Murs noirs & grande table ronde, également noire. Je lutte pour contrôler ma voix : ma bronchite la pousse dans les aigus & les graves, menace de la faire déraper à tout moment dans des émiettements de mucus & des irritations douloureuses. L’assistante d’Angelier m’apporte une bouteille d’eau, bienvenue. Au bout de l’heure & à bout de souffle, cette lutte contre la pharyngite me laissera crispé & épuisé, mais tout semble s’être convenablement déroulé.
C’est beau une ville la nuit, déclare une fois encore Bohringer sur des affiches de spectacle : tout à l’extrémité du quai de RER, j’admire les jeux de lumière, la Seine, la Maison de la Radio, oui c’est beau.