J’ai lu ces derniers temps (à part des Agatha Christie en veux-tu en-voilà), un auteur américain contemporain, dont je n’avais jamais entendu parler: Matt Ruff. Lectures réalisées pour le compte d’un éditeur, ce qui explique ma découverte impromptue. Rapport de lecture, more or less… Déjà: Fool on the Hill (qui date de 1988).
George est un jeune écrivain à succès, dont les romans & nouvelles sont chaque fois nés d’une frustration sentimentale &/ou d’un moment bien particulier, d’une inspiration urgente. Car George est pour ainsi dire vierge: il a connu une relation amoureuse dans son adolescence & depuis — rien, il semble incapable de nouer des relations sentimentales et sexuelles. Il n’est pas malheureux pour autant: ses livres marchent bien, il a beaucoup d’amis parmi les étudiants de l’université de Cornell (à côté de chez lui), & en plus il a un étrange petit secret. Car George est capable d’appeler le vent à volonté — une sorte de manière d’influencer la chance qui ne s’applique apparemment que lorsqu’il désire faire voler un cerf-volant.
Située sur une colline au-dessus de la ville, l’université de Cornell a ses habitudes, ses étudiants, ses confréries excentriques & ses remues-ménages psychologiques, comme toute université. Mais elle a également des secrets… Ainsi par exemple une des confréries d’étudiants semble-t-elle essentiellement constituées de jeunes WASPs racistes & arrogants, que l’on soupçonnent d’avoir commis un viol dans le passé, & d’être en fait une organisation d ‘extrême-droite. Une autre confrérie s’est inventée un look digne d’un roman de fantasy romantique: chevaux, longs manteaux, surnoms laconiques, attitudes ritualisées. Une autre encore est vouée au culte des romans de Tolkien (nous sommes dans les années 70, juste après la grande vague de succès américain du Seigneur des Anneaux), mais la maison qui l’abrite est carrément improbable: fondatrice mystérieuse juste nommée « the Lady », sous-bassement colossal en forme de voûte sous laquelle a été reconstituée carrément une forêt artificielle qui rappelle la forêt elfique de Galadriel).
Et puis il y a les secrets… non-humains! Car invisibles aux yeux des hommes sont une race de lutins, les « sprites », qui vivent parmi les étudiants de l’université & survivent tant bien que mal (pas facile de vivre lorsqu’on est si petit et donc à la merci des prédateurs). Et puis il y a les nombreux chiens errants (& les quelques chats) du campus, protégés par le don d’un bienfaiteur des lieux. Ces chiens qui ont leur propre manière de communiquer, leur propre mythologie — & qui ici se piquent de philosophie! Et puis encore, il y a Mr Sunshine — l’être étrange qui, dans le passé, poussa à la fondation de l’université, & qui en dehors du temps manipule individus & événements apparemment juste pour le plaisir, dans une sorte de jeu cosmique. Et enfin il y a Caliope: une créature de Mr Sunshine, qui a l’apparence d’une femme — mais pas n’importe quelle femme. « La » femme fatale, recréée chaque fois à l’image exacte que s’imagine en son for intérieur sa prochaine « victime ». Car Caliope passe d’homme en homme, laissant derrière elle une longue route de coeurs brisés par son départ, pire: sa disparition, subite & absolue.
Et cette fois la victime de Caliope doit être George.
Le roman est construit comme un patchwork de courts chapitres, avec chaque fois des tas de personnages différents. Outre les principaux résumés ci-dessus, sont aussi un chien et son copain félin, qui sont partis à la recherche de ce qu’ils croient être le Paradis — une senteur pure provenant de la Colline de Cornell.
Quant au méchant de l’histoire… Il s’agit d’un lutin nécromant, racorni, lâche et obnubilé par la haine, plus ou moins mort depuis longtemps, & que les manigances de Mr Sunshine ranime de manière à semer le chaos sur le campus.
L’intrigue est fort longue, d’autant plus compliquée qu’elle implique un nombre conséquent de personnages. J’ai regretté que dans son joyeux portrait d’une université américaine, l’auteur passe pour ainsi dire complètement un aspect qui devrait pourtant se trouver au coeur d’une telle institution: l’enseignement! C’est à peine si l’on fait allusion à des examens, à peine si l’on croise un prof ou deux, pour le reste ce campus semble uniquement voué aux turpitudes estudiantines, sans rapport avec l’existence d’une réelle université. Cela donne au roman un aspect nettement coupé de la réalité, qui me semble dommageable pour sa crédibilité. Dans un même cocktail d’université & de légendes, le roman de Pamela Dean Tam-Lin était infiniment plus subtil & équilibré.
Mais ce n’est pas mon reproche principal: franchement, le problème c’est à la fois le manque complet d’épaisseur des personnages (si peu esquissés, si caricaturaux, qu’on a souvent du mal à se souvenir de qui est qui); & puis la trop grande gentillesse du tout. Certes je suis grand amateur de richesse & de générosité en littérature, mais le tout jeune Matt Ruff (c’était son premier roman, rédigé alors qu’il était l’élève des cours d’écriture d’Alison Lurie à Cornell) n’est pas Michael Chabon ou Salman Rushdie, & s’il essaye d’atteindre à l’ample bonté de ces auteurs-là, il tombe hélas un peu trop dans le sucre, dans la gentillesse excessive au point d’en être par endroit ridicule. Jeunesse + premier roman font que cette oeuvre-là, pour être vraiment originale et attachante, souffre d’un travers d’infantilisme qui met à mal l’équilibre de la suspension of diesbelief. Il y a là-dedans à la fois trop & trop peu, & quoique je puisse aisément comprendre pourquoi & comment il est devenu un roman « culte » pour certains, pour ma part je n’ai pas été totalement séduit.