Tableaux Tuileries (13)
D’un parc à l’autre, d’une époque à l’autre: après les Buttes-Chaumont il semblait presque logique de finir au parc de Bercy, incarnation toute récente d’un certain art paysager. Passablement épuisés par nos journées d’expositions & d’explorations (qui prétendra que la flânerie n’est pas une activité harassante?), nous allons nous affaler dans un restau indien fort commodément installé à proximité de Bercy. Ça nous fera un petit goût de Londres. La rue est d’un modernisme hostile (des façades glaciales & rectilignes, telles un cauchemar de Ludwig Hilberseimer) qui ne rend qu’encore plus frappante la décoration intimiste du restaurant: plafonds bas, murs couverts de sombres arabesques en relief, chaises hautes & lourdes, miroirs cernés de bas-reliefs — même la nappe est impressionnante, avec notamment les grains de riz colorés semés sur l’épaisse toile blanche.
Ragaillardis par les délices tikkas & masalas, c’est d’un pas un peu plus assuré que nous avançons sur les allées du parc. Je regrette de m’être intéressé un peu trop tard à la histoire de Paris pour avoir connu les
anciens entrepôts vinicoles qui s’étalaient ici, autrefois, en une immense zone de « négoce en vin & spiritueux ». Bien entendu, son activité s’est interrompue dans les années 50, mais aurais-je été un peu plus curieux que j’aurais pu découvrir les ruines des chais & les ruelles industrieuses avant qu’elles ne soient détruites ou reconverties. Mais enfin inutile de pleurer sur le passé: avouons que le présent fait plutôt bonne mine. Bâtit tout en longueur aux abords de la Seine (dont nous protège une sorte de haute muraille: il faut bien ça pour amortir un peu du rugissement sonore de la voie express qui occupe le quai), le parc se divise en trois étapes qui sont autant d’expériences paysagères.
Il s’étale d’abord en une immense pelouse, « La Grande prairie » (pour cette fois largement occupée par des caravanes), que perce une multitude de jeunes tilleuls régulièrement espacés. En retrait, le long du sentier piéton qui borde l’extérieur du parc, s’alignent de très belles réalisations d’architecture contemporaine. Avant du Jean Nouvel, on reconnaît les polyèdres & les cônes tronqués typiques de Frank Gehry. Il paraît que ce bâtiment, toujours inachevé, était destinée à un « Centre Culturel Américain » — eh bien, j’ignore ce qu’est devenue la culture en question, toujours est-il que la Ville de Paris va reconvertir l’endroit en un Musée du Cinéma… Sans même parler d’inachevé: la passerelle qui permettra d’ici de rejoindre directement la Bibliothèque Nationale de France demeure encore dans les cartons des architectes…
Deuxième étape du parc: « Les Parterres ». Sans nulle doute la création la plus originale & la plus rafraîchissante d’un lieu ainsi transformé en labyrinthe de poésie végétale. La nature s’y décline en neuf parcelles: le potager (fermé d’un muret de brique & bordé par le Chai de Bercy, à l’étonnante toiture arrondie); le Pavillon du Vent (où de hautes colonnes rangées en cercle, cernent des instruments de mesures); le verger & l’orangerie; les treilles, marquées par une haute cheminée en brique rouge; la Maison du Jardinage & sa serre (au centre de la composition & de l’ensemble du parc); le « jardin des bulbes »; la roseraie; le labyrinthe & le « jardin des senteurs ».
Parc d’architecte amoureux de la nature, témoignage paysagé d’un passé collectivement regretté (l’ancien Bercy des vins): les architectes & le paysagiste (Philippe Raguin) ont sauvé ce qui pouvait encore l’être & tendrement réécrit une page de Paris. Leur démarche a la poésie dérisoire d’une utopie — mais parfois ce sont les utopies qui s’avèrent solides & les constructions « sérieuses » qui disparaissent… Tout comme les Buttes-Chaumont poursuivent une exaltation romantique du Second Empire, le Parc de Bercy perpétuera peut-être une certaine grâce post-moderne de la toute fin du XXe siècle…
Comment n’être pas séduit par le rythme des platanes centenaires, des pavés arrondis, des bornes discrètes, des rails sur lesquels filaient autrefois les wagons-citernes, de la mystérieuse chambre enfouie sous le lierre (une folie du XVIIIe siècle, miraculeusement préservée jusqu’à nous), du petit canal bordé de colonnes, de la pergola aux faux airs antiques, des 400 pieds de vignes, de la brique du chai & de l’orangerie, de la blanche façade de la Maison du Jardinage (un ancien bureau de perception des taxes, lui aussi préservé), des cascades tombant du talus du quai… Matières, textures, couleurs, mémoires & modernités sont admirablement mêlés. L’impression est d’un savant désordre, une discussion — non: un tranquille bavardage, entre passé & présent.
Mais ce n’est pas fini: la troisième partie du parc nous attend, par les passerelles hautement arquées qui enjambent la rue Kessel — elle-même une jolie relique du passé, pavée comme elle l’est & bordée d’épais platanes à la trogne bougonne comme celle d’un commissaire Maigret. Le « Jardin romantique »: sous les fûts blancs des grands arbres, une eau verte serpente puis s’arrondit en un petit étang, des bambous & des joncs hochent de la tête, les canards glissent sous le grand X d’une statue & une dernière maison ancienne trône souveraine au centre du lacis des anciens rails.