A Reminiscent Drive (bordel 3)
Dans cette si vilaine rue, l’immeuble où je louais une chambre faisait presque figure de beauté: une facade ordinaire en béton non peint, mais neuve, avec des fenêtres (toujours fermées) non décrépites. Ses volets proprement bondexés, aux encadrements de métal brossé, paraissaient presque pimpants, dans un tel environnement. Il ne semblait pas très vieux, cet immeuble: fin des années 1970 tout au plus, peut-être même années 1980. Pourquoi diable l’avait-on construit? Alors que déjà tout le « dernier carré » se trouvait promis à destruction?
Durant les deux années que je passais en ces lieux, je vis souvent Madame Zimmermann faire visiter l’immeuble. En vain, bien sûr: quel acheteur aurait été assez fou pour acquérir quelque chose en zone sinistrée? Durant tout ce temps, également, la gauche de la bâtisse ne fut jamais qu’un terrain vague, fermé de palissades, qui s’avachissaient lentement au fil des mois, et planté de buddhleias à l’habituelle victoire sur les espaces abandonnés des villes. Cet endroit vide, bordé de poutres de maintien des fois que, me fit toujours l’effet d’une dent manquante dans une vieille machoire. Comme l’annonce d’un futur rasé. À l’angle extérieur de « mon » pâté de maisons, côté Galerie des Beaux-Arts, il y avait une boutique à l’auvent en zinc surmonté par d’anciennes publicités peintes — en cours d’effacement comme tout le « dernier carré ». J’ai beau essayer de me souvenir, interroger les quelques images mentales qui me restent encore, je ne parviens pas à la voir ouverte. Une graineterie, peut-être? Je ne sais plus.
C’est terrible, deux années j’ai vécu là et cependant je ne sais pas vraiment quel visage donner à ces lieux, comment les décrire encore, dans leur anonymat grisâtre, avec quelques rideaux fanés devant leurs portes (tradition à Bordeaux) et des fenêtres opaques, souvent bouclées par des volets. Combien de personnes habitaient encore dans le « dernier carré »? Je ne croisais guère de monde de par la rue Léon-Valade, en dehors des trois parépapéticiennes et de leurs rares clients. Je m’amusais à penser que je vivais des instants fragiles, la toute fin d’existence des rues Léon-Valade, Millardet et de Foix. Pas ma vie en zone de guerre, non, pas même en « quartier rouge »: plutôt ma vie parmi les fantômes.
Traînant beaucoup à l’époque dans une petite librairie spécialisée en science-fiction, « Futurs au présent » rue des Bahutiers, y ayant même plus ou moins travaillé durant un été en guise de stage pour mes études de « métiers du livre », j’avais fait la connaissance de quelques lecteurs. Notamment un petit gros bien sympa, dont la mère tenait la boulangerie non loin de chez moi, juste de l’autre côté du cours d’Albret. Deux souvenirs: une fois, ce garçon (j’ai oublié jusqu’à son prénom) m’invita dans sa chambre. Je fus atterré: la boulangerie flambait neuve, mais l’appartement au-dessus… Une ruine. Murs sales, jamais retapissés depuis des décennies, les lieux respiraient un étrange air d’abandon et de misère. Et quant à la chambre du garçon, n’était-ce pas encore pire: murs moisis, maronnâsses, juste un lit poussé contre le mur et quant à sa « collection » de bouquins de SF, dont il semblait si fier, il ne s’agissait que d’une poignée de romans serrée dans un petit carton posé debout sur une table. Un peu plus tard, je croisai de nouveau ce garçon — dans l’entrée de mon immeuble. Il en sortait, accompagné par la blonde. Confusion, rougissement. Je ne le revis plus.
(to be continued)
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