Je suis surpris chaque fois de la lenteur qu’il y a à écrire de la fiction. En ce qui me concerne, tout au moins. M’étant remis à travailler sur une nouvelle, pour ces vacances, je suis comme toujours partagé entre l’enthousiasme de la création et l’étonnement provoqué par son pas mesuré, clopin-clopant. Chaque phrase se mitonne, chaque scène n’avance qu’à tranquille allure. Comment se nomme ce paradoxe, déjà? Celui de la flèche à laquelle il reste toujours la moitié du trajet restant à parcourir…
Ecrire plutôt que lire: c’est mon envie pour ce début de vacances. Décision fort aidée par le roman que j’avais emporté, par Martine Le Coz, évocation en deux récits de moyen format du début et de la fin de la vie du peintre Turner. La Palette du jeune Turner suivi des Confins du jour. Débuté d’enthousiasme, tant je me réjouissais aussi bien du sujet que du style, précieusement désuet, empli d’images et de métaphores travaillées, de tournures élégantes. Mais hélas, je déchante: après une cinquantaine de pages je n’en peux déjà plus, écrasé par la pesanteur prétentieuse de tant de joliesses, de recherches vaines et de détours stylistiques au sein desquels le sens semble se perdre. Martine Le Coz s’écoute écrire, oublie lecteur et propos, s’enivre de mots jusqu’à l’indécence – ou du moins, jusqu’aux confins de la cohérence. Bah, n’est pas Flaubert qui veut. Trop c’est trop.
Et combien Le Coz se trouve éloignée de Thomas Disch & Charles Naylor, qui dans Neighboring Lives réussissent très exactement ce à quoi échoue la précieuse tourangelle: une re-création romancée d’existences artistiques.
Le quartier londonien de Chelsea, en bord de Tamise, est subitement devenu à la mode à partir de 1834: c’est l’époque à laquelle, séduits à la fois par son caractère presque central, son charme quasi champêtre (c’était avant la construction des « embankments », et donc le quartier incluait la rive douce du fleuve) et ses loyers dérisoires, quelques intellectuels s’installent dans Cheyne Walk et els petites rues adjacentes: tout d’abord l’écrivain et théoricien Thomas Carlyle, avec son épouse Jane et leur bonne écossaise qui ne cesse de changer (Jane est pourtant une jeune femme douce, mais d’une intransigeance presque insoutenable avec ses domestiques). Puis son jeune ami John Stuart Mill, écrivain qui monte, leur voisin Leigh Hunt toujours atrocement pauvre et à la femme embarrassante de laideur et de vulgarité, un gros tas infâme. Enfin, le clan Rossetti, avec Dante Gabriel le peintre préraphaélite, et sa soeur, la poétesse Christina, et bien entendu toute leur ménagerie (y compris un wombat, petit animal australien) et leurs amis bohêmes…
Thomas Carlyle devient vite le « sage de Chelsea », plongé dans rédaction d’une monumentale histoire de la Révolution française (pour un lecteur français, il faut préciser que Carlyle est l’équivalent anglais de notre Jules Michelet, jusque et y compris dans le fait qu’on ne puisse plus guère le lire de nos jours). Puis dans sa re-rédaction, puisque son mansucrit est brûlé un jour dans un geste de jalousie mesquine par la maîtresse de Mill, et que Carlyle se retrouve obligé de rédiger ex-nihilo la totalité de son opus magna.
Et autour de Carlyle, se déroule la vie du quartier intellectuel de Chelsea, on croise les souverains venu visiter l’hospice militaire, on se délasse sur les pelouses du jardin de Renalagh, Chopin arrive presque mourant, Whistler peint le crépuscule, le brouillard et la nuit, les Rossetti font la fête et se déchirent, la belle Lizzie Siddal meurt d’une overdose de laudanum, à moins qu’il ne s’agisse d’un suicide, le vieux bonhomme « Puggy Booth » s’avère n’être autre que le très célèbre peintre J.M.W. Turner (tiens!), Lewis Carroll passe en visite et photographie les Rossetti…
Si tous ne sont pas très connus pour des lecteurs français, l’ensemble de ces personnages prennent soudain un matière, une vérité, d’autant plus remarquable qu’elle est faite de petits riens quotidiens, de l’ordinaire de la vie plutôt que de l’esbrouffe des prouesses artistiques et des carrières intellectuelles. D’une prose admirablement lumineuse et sophistiquées, Disch & Naylor parviennent à peindre toute la vie de ce Chelsea hors du commun, de cette période de l’histoire de l’art d’une fécondité ahurissante: philosophie, musique, histoire, peinture, lettres classiques et littérature du merveilleux y éclosent avec une richesse que savent évoquer Dish & Naylor d’une manière rien moins qu’impressionniste. Il suffit de lire les quelques chapitres consacrés ici et là à la peinture de James McNeil Whistler: il est presque incroyable que des auteurs soient ainsi parvenus à rendre stylistiquement palpable l’art de l’évasnecsent et du demi-jour pratiqué par cet artiste impressionniste, américain devenu plus britannique que les britaniques, et plus impressionniste que les impressionnistes français.
Pourtant linéairement historique, la narration saute de périodes en périodes de manière à tout dépeindre comme par larges coups de brosse. Au final, la tableau est large mais cependant minutieux, tenant plus d’un Claude Monet dans sa manière que du léché chers aux préraphaélites. Et cette façon de peindre (par les mots) semble la meilleure – pour établir une comparaison avec la littérature française, cela ressemble fort au style de L’Education sentimentale de Flaubert, mais avec en plus une véritable chaleur, une tendresse visible pour tous ces personnages. Un superbe roman, subtilement séduisant.
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