#721

>> Paris Sibérie (3)

« C’est que le sens du merveilleux n’est pas dans l’anormal ni l’exceptionnel. Le silence de la toile se confond avec le silence retrouvé; le miracle surgit du quotidien, de l’habituel. » (Claude Roger Marx, « Le paysage français de Corot à nos jours ou le Dialogue de l’Homme et du ciel », 1952)

Retour aux « Marquet sans eaux » et autres tableaux de Marquet sur Paris et ses environs, du musée Carnavalet: visite trop hâtive la dernière fois? Envie en tout cas de me replonegr dans l’art de Marquet, sans doute l’un de mes peintres favoris.

« C’est tout vide, la Madeleine est en train de se casser la gueule, c’est tout du même ton… » fait une grosse dame, avec une grimace snob. « Vraiment je n’arrive pas bien. »

« Comme quoi on aime les choses précises, alors qu’ici, vous avez vu, il y a tant de flou » s’étonne une vieille demoiselle en chapeau, dont m’amuse ce « on » généralisateur.

Les gris et les ombres de Marquet, sa concision, ce quelque chose de mélancolique qui infuse ses paysages — il me semble m’y retrouver. En dépit de la foule des salles, les silences des tableaux s’imposent, froid et pluie font vibrer la toile.

Tant qu’à faire, je monte aussi voir les collections du XIXe et XXe du musée, que je n’avais pas pris le temps de voir la fois dernière. Au souci artistique fait plutôt place, dans ce type d’exposition, celui du documentaire: des peintres commerciaux comme Gervex et Béraud (dont je suis ravi de voir des toiles) voisinent avec quantité d’inconnus choisis pour leur sujet. Seule exception: un Signac, auquel hélas le musée ne procure pas le recul nécessaire aux oeuvres pointillistes. Enfin, passé l’anecdote de la chambre de Marcel Proust ou d’un portrait du jeune Jean Cocteau par Jacques-Emile Blanche, le véritable ravissement, pour moi, se cache aux tréfonds de l’hôtel Carnavalet, sous la forme de l’entière boutique conçue par Alfons Micha pour le bijoutier Georges Fouquet. Caresser du regard la réalité de ces formes végétales outrées, de ces entrelacs élégants, de ces sculptures élancées, si souvent contemplées en photo, s’impose comme une ravissante surprise.

Traversant la rue de Rivoli afin du passer du Marais à St Paul, je retourne également à la Maison Européenne de la Photographie, revoir plus en détails cette exposition sur les photos spirites et fluidiques. Eh, c’est que voir « en vrai » les fameux clichés de fées de Cottingley n’est pas occasion qui se représentera souvent.

Avec la tombée du jour, la fatigue pèse, le piétinnement en msuées est toujours épuisant, et je m’affale provisoirement dans un bar de la rue du Roi de Sicile, à la déco sixties — jusqu’aux « Hare Krishna » qui chantent dans els hauts-parleurs, dans lesquels je m’amuse de reconnaître immédiatement la BO de Hair.

#720

>> Paris Sibérie (2)

La nuit en revanche, la ville pulse, d’une apparence bien plus vivante vue du onzième étage que sous son aspect calcifié du jour. La nuit, les rues principales sont des traits de lave, l’orangé des éclairages publics leur confère une sorte de vie autonome, comme des artères dans lesquelles coulerait l’énergie de la cité, brillante, jamais immobile. Ailleurs, cette vie participe du balayage lumineux d’une façade, de l’étincelle d’une lampe derrière une vitre lointaine, du Sacré Coeur que nimbe une lueur tremblante, du feu aveuglant d’un lampadaire isolé, du rouge vibrant d’une enseigne, du bleu tranchant d’un néon.

Le jour, ce rythme urbain se réduit au désordre des rectangles de fenêtres, et à l’ovale des paraboles. Rectangle, ovale, rectangle, ovale: il s’agit d’une autre musique, minérale et sèche, la partition des angles et des éclats, tandis que la nuit vibre d’ombres et de lumières.

#719

>> Paris Sibérie (1)

Les matins d’hiver, la ville acquiert une texture presque translucide, qui tient autant au bleu fragile du ciel qu’au froid à peine suffisant pour raider les doigts des passants. pourtant, depuis le onzième étage de la tour, Paris semble fait d’os séchés, les facades blanches et les toitures délavées par le soleil immobiles sous l’estompe gris-azure de la pollution atmosphérique.

Seul mouvement, celui d’un panache de fumée dans le lointain, blanc clair sur blanc sombre, issu de la flèche steampunk d’une haute cheminée de chaufferie qui s’érige à côté de la brillance cyberpunk d’une immense enseigne Suzuki.

#717

Dans La Forêt des mythagos, premier texte du cycle de Robert Holdstock, Huxley a disparu dans le bois, laissant seulement à ses deux fils le souvenirs de ses obsessions, et une mystérieuse jeune femme peut-être issue de ses fantasmes. Dans La Femmes des neiges, dernier texte du cycle (judicieusement placé en fin du quatrième volume de la réédition en Folio-SF), Huxley n’est pas encore parti et les enfants l’ont réveillé, par un matin glacial, avec leurs exclamations surexcitées: une femme des neiges, dans le jardin! Ils viennent de voir une femme des neiges!

Ainsi, la boucle est bouclée, aussi élégamment que logiquement pour un cycle obsessif et subjectif, où le temps devient aussi malléable que l’espace du fameux bois. Et d’ailleurs, s’agit-il seulement du même Huxley, dans ce dernier texte? Des détails laisseraient à penser que, peut-être, nous nous situons dans un continuum légèrement différent…

Mais de quel bois s’agit-il? Ryhope est son nom. En apparence, une petite forêt non entretenue, quelque part en Angleterre. Tout près de la forêt, dans un essart, Oak Lodge est la vieille maison de la famille Huxley. Un ruisseau aux eaux rapides et aux épinoches plus lestes encore, le Sticklebrook, pénètre dans Ryhope après un bief: suivre son cours est quasiment le seul moyen d’entrer dans la forêt, rétive partout ailleurs à se laisser découvrir au-delà de quelques pas. La tête tourne, le visiteur s’embrouille, bien vite se retrouve chassé du sous-bois sans comprendre pourquoi ni comment.

Car Ryhope n’est pas une forêt ordinaire: plus certainement s’agit-il d’une idée de forêt, un écho sauvage de la forêt primordiale qui, autrefois, couvrait l’archipel britannique. On dit d’ailleurs que d’autres poches, similaires, subsistent en d’autres endroits d’Europe, par exemple en Ardennes. Toujours est-il que Ryhope se laisse difficilement approcher, et encore moins décrypter: les avions oublient de la survoler, les appareils photos ne peuvent la saisir sur leur pellicule. Au visiteur opiniâtre, ne reste que la possibilité de remonter le ruisseau, pour suivre ensuite un vieux sentier et arriver, peut-être, à une clairière qu’Huxley a « baptisée le « Sanctuaire du Cheval », d’après la statue de cet animal, écroulée et couverte de lierre, qui se dresse en ce lieux, un bouclier de bois appuyé entre ses pattes avant. » Au-delà? Dangers: le temps se dissout, les lieux se confondent, la forêt de Ryhope devient l’espace des mythologies, la typologie trouble des archétypes légendaires, des peurs inconscientes et des espoirs populaires.

Littéralement obsédé par Ryhope, Huxley sénior finira par s’y perdre, à la poursuite de ceux qu’il nomme les « mythagos »: entre mythes et imagos, des formes prenant chair, comme exsudées par l’imaginaire collectif de tous les peuples ayant jamais pris pied sur l’île d’Albion. Diverses formes de Robin des Bois, par exemple. Ou bien encore, de la Diane chasseresse, des dieux-cerfs, des dieux-ours, des guerriers de toutes époques…

En cinq romans : La Forêt des mythagos, Lavondyss, Le Passe-broussaille, La Porte d’ivoire et La Femme des neiges, publiés entre 1984 et 1998, l’écrivain anglais Robert Holdstock a inventé une nouvelle forme de chaudron des mythes, un puissant motif légendaire qui lui a valu le succès. Déjà auteur de quelques beaux romans de science-fiction, avant cela (tels que Le Souffle du temps), Holdstock a pris toute sa stature comme créateur d’une fantasy hors normes, aussi personnelle que captivante. C’est donc avec bonheur que les amateurs auront salué la réunion, chez Denoël d’abord et aujourd’hui dans la belle collection Folio-SF, du cycle complet, dans des traductions complétées et harmonisées. Et comme une bonne idée ne se lâche pas, les éditions Denoël nous ont également proposé un recueil du meilleur des nouvelles de l’auteur, Dans la vallée des statues — en attendant la traduction prochaine, toujours en Denoël « Lunes d’encre », de l’autre chef-d’œuvre mytho-poétique d’Holdstock: Ancient Echoes. Admiration!