>> Devon & Cornwall (3)
Dartmoor — Il faut bien que je parle de Dartmoor, mais qu’en dire qui ne soit ni banal ni trop vague? Ce séjour me donne l’impression d’avoir atteint les limites du procédé des « carnets de voyage ». De manière plus générale, ne fais-je pas avec ce blog « montre (de) la banalité au coeur de (ma) vocation à la singularité », pour citer Jean Borie, en me livrant tant et tant à l’une de « ces activités qui n’en sont pas et dans lesquelles l’individu moderne place ce qu’il croit être le coeur précieux de son être singulier »? D’ailleurs, si j’ai fait bon nombre de photos durant ces quelques jours, ce fut moins pour illustrer mes visites, pour prolonger mes regards, que pour alimenter certains de mes prochains ouvrages en matériau photographique.
Dartmoor, c’est bien entendu le Chien des Baskerville, Sherlock Holmes enquêtant sur cette étonnante lande perchée à 300m d’altitude. Sortant de la voiture pour photographier les touffes de bruyère (il paraît qu’on en fait de la bière?!), les effondrements de tourbe, les moutons à tête noire, le jeux de la lumière sur ces collines peintes de paille et de Sienne, j’hésite entre une sorte d’exhaltation sans objet — juste provoquée par l’immensité de ce paysage, la désolation de ces reliefs que l’on croirait volcaniques mais ne sont que végétaux — et la tension écrasante de la solitude.
Nous avons opté de traverser le Moor par le milieu, ce qui nous prive de la vision des « tors » (les tas de pierre sculptés par l’érosion, situés plus loin au nord), mais nous permet de monter jusqu’au fameux pénitencier de Princetown, en plein centre du plateau. Au lieu-dit Two Bridges, la route forme une boucle vers la seule ville du Moor, construite autour de l’impressionnante prison. Petite déception: le musée du pénitencier, conseillé par mon camarade Mauméjean, est fermé. Satisfaction: il fait un temps de chien. Eh! c’est que Dartmoor sous le soleil, sans la pluie cinglante et la brume cotonneuse, ç’aurait été passablement « faux ». Nous essuyons donc une remarquable bourrasque, grêle comprise, alors qu’il aura fait remarquablement beau durant tout le reste du séjour.
Photos utilitaires, disais-je: au-delà du Holmes auquel je vais enfin travailler en rentrant, se profile aussi un Hercule Poirot pour l’an prochain. Je m’interrogeais sur l’approche graphique à lui donner, sachant que là nulles gravures classiques existent, et que je n’ai aps spécialement accès à des photos et/ou publicités anglaises des anénes 30, type d’illus de toute manière déjà amplement utilisé pour mon Lupin et notre Holmes. Je songe donc, finalement, ponctuer mes pages de photos de détails architecturaux typiquement british. Et craignant que mes photos de séjours londonniens ne soient guère utilisables, et celles de mon oncle Jean pas assez abondantes, j’ai donc consacré une part non négligeable de mon « temps de regard » a repérer et mitrailler les fenêtres anglaises.
Et puis il y a Burgh Island, cadre tant des Dix petits nègres que, et surtout, d’Evil Under the Sun, alias Les Vacances d’Hercule Poirot. Nous filons donc par les routes extrêmement étroites et encaissées de la côte Atlantique, littéralement creusées dans la prairie, afin de rejoindre le lointain Bigbury-on-Sea et enfin voir, miracle de la vision d ‘un lieu devenu presque mythique à force d’en consulter la documentation (romans, feuilleton, photos…), cette colline plantée sur la côte, haute et ronde, qu’orne un élégant bâtiment art-déco, tout de blanc couronné de vert-cuivre étincelant. Marée basse, l’île n’est encore que presqu’île. Dans le sable, se lisent les traces du « taxi de mer », l’étrange véhicule haut sur roues qui permet de relier l’hôtel au rivage. L’estuaire de l’Avon scintille dans la brume azurée du beau temps, la rivière se perd dans la Manche en une impression de bancs de sable, de langues liquides, de rochers épars, d’étendues herbeuses et de longues traines d’algues, un marécage translucide, couleur de ciel et d’eau, d’huitre et de limon. De ce côté, la mer, retirée dans l’arc de la baie, semble n’être qu’une barre d’un bleu anthracite, immobile entre la pointe verte du rivage et les brisants invisibles des jupons de Burgh Island. De l’autre côté de l’île, la Bigbury Bay tire son croissant sous les falaises rousses.