#1380

Venezia jan 08 / 3

La lumière roule et caresse la pierre usée tandis qu’au pied des palais à la façade écaillée, la lagune clapote les éclats de ses vaguelettes, amusée que cette ville lui résiste encore.

Lord Byron disait déjà en 1816 que Venise était en décrépitude: curieusement, ça n’a pas changé. Comme si cet état de ruine superbe s’entretenait de lui-même, jamais ni mieux ni pire. Auprès de la gare, un hôtel de luxe exhibe un des rares visages repeints de frais, d’un fuschia tellement vif qu’il en paraît finalement artificiel. Rénover ce type de bâtiment sans tomber dans le clinquant s’avère un art subtil, très subtil.

Des monuments historiques, seule la très haute turgescence du campanile se dresse, d’une virile vigilance, toute en brique propre. Mais il est vrai que, s’étant effondré subitement (mais comment une masse pareille tient-elle sur un marais?), il fut érigé de nouveau, à l’identique, en 1902. Pour Venise, ce campanile de Saint-Marc est donc presque tout neuf.

#1379

Venezia jan 08 / 2

Au sortir de la gare, juste quelques marches monumentales et c’est déjà la Venise typique: la station ferroviaire étale sa large bouche au ras du premier quai. Pont arqué, palais roses, dôme vert-de-gris, trafic des bateaux sur le canal. Mais c’est une Venise au quotidien: dans une gondole qui balotte contre un grand pilier de bois, fruits et légumes s’entassent en cageots. Un navire long et bas nous emportent vers la place Saint-Marc: pas de glamour par cet itinéraire, mais le dos des entrepôts, puis des usines, les barges chargées de colis ou de containers. Des ferrys s’agglutinent contre un quai, les cheminées d’un paquebot grec fument grises au-dessus d’un hangar de même teinte. Des mouettes tournent autour des flèches de deux grues de levage, sur fond de façades classiques. Un minaret émerge de la brume. Le zigzag des toitures d’usines anciennes, en brique rutilante dans les rayons matinaux, se détache en bord d’eau, mais sept campaniles font contraste.

Après une enseigne Fortuny, la ville commence enfin, rose et blanche, volets verts, fenêtres en ogive. Les embruns éclaboussent la vitre.




#1378

Venezia jan 08 / 1

Arrivée à Bologne vers 5h du matin: tout ce que j’en verrai c’est la gare, vaste et asez belle, et la place devant elle. Il est un peu frustrant d’aller de Bologne à Venise et de ne rien voir du paysage: il fait encore nuit noire, tout est ombres grasses et lueurs fugitives. Lorsque le jour se lève, vers 7h30, c’est sur une campagne raidie de givre et gommée de brume, le monde derrière la vitre passe du noir profond à un blanc glacial.

Notre train régional marque de nombreuses haltes, et s’emplit peu à peu. La moitié des voyageurs descendent à Padoue. Le ciel qui s’éclaire de rose incertain et de bleu frémissant semble parfaitement dégagé. Au-dessus de la mer, une lumière abricot transforme l’autoroute fluviale en Turner. Le train file au ras de l’eau, seul au milieu d’un paysage liquide et étincelant. De rares mouettes grêlent le contre-jour.

#1376

London jan 08 / 5

Dimanche, long périple solo d’un bord à l’autre de la métropole, à la poursuite de sujets à photographier pour la Bibliothèque rouge. À partir de l’hôtel, dans South Kensington, destination Chelsea (logis de Bram Stoker quand il écrivait Dracula), puis passage par Pimlico (pour retourner à la librairie de la Tate, acheter un ouvrage sur les Vorticistes que j’avais repéré et hésité d’acheter). Plusieurs lignes du métro sont en travaux ce week-end, je marche donc plus encore que prévu. La ville en ce dominical matin se trouve dominée par un ciel d’un gris ivoiré sous lequel tremble quelques bancs de brume blanche, légère. Comme chaque fois que je me promène dans Londres désert, j’ai l’impression d’être dans un décor de Chapeau melon & bottes de cuir — impression encore renforcée cette fois par ce groupe de vieillards chenus en long uniforme rouge, des retraités de l’hospice militaire de Chelsea, je ne pensais pas qu’ils s’habillaient encore ainsi.


Je monte dans le Nord: les hauteurs de Highgate. Ne voulant pas prendre la peine de monter toute la colline pour de descendre la route étroite qui mène au cimetière, je traverse plutôt le petit parc et, comme je l’espérais, des trouées dans sa muraille permettent, en se glissant par une déchirure du grillage, de se glisser directement au milieu du fouillis des tombes. Je débouche sur une allée principale juste à côté du visage géant de Karl Marx. Pour le reste, je mitraille les pierres tombales de guingois et les anges efrités, cela fera toujours quelques clichés bien gothiques pour le Dracula de la BR. Redescente vers Archway, bus vers Piccadily: le comte a logé au début de l’avenue, il avait un appartement dans l’élégante Eon House.


Direction l’East End: Spitafields Market a été transformé en lieu chic et branché pour shopping bobo, sur Petticoat Lane les bougies parfumées et les cousins en soie ont remplacé le bric-à-brac über misérable du plus pauvre des marchés au puce de Londres. Une muraille de verre domine le tout, de même qu’une nouvelle voûte architecturée ultra contemporaine. Le tout, sur le bord d’un quartier de pauvres Indiens — Brick Lane est toujours une zone cosmopolite et louche, usée et misérable. D’un trottoir à l’autre, c’est au choix olfactif le patchouli des bobos ou le curry des émigrés. Non loin de là, le carrefour de Whitechapel est lui aussi toujours dans le même état de décrépitude. La hype et l’argent neuf gagnent l’East End, mais encore seulement par poches isolées. Le verre étincelant et la brique rutilante des nouveaux aménagements opèrent en contrastes stupéfiants avec les taudis et ruelles d’une population basanée. Dans Quicksand, un panneau donne le nom de la rue en alphabet indien. J’y trouve un petit groupe d’immeubles anciens: Dracula aurait aussi logé là. Une usine aux fenêtres brisées, quelques inscriptions industrielles à demi effacées, un porche sombre: il ne reste pas grand-chose de l’époque de Jack. Le pub « Ten Bells » n’a pas (encore) changé, lui. Sous son enseigne délavée passèrent sans doute certaines des victimes de l’Éventreur.


Fin de journée: l’ancienne adresse du club de Bram Stoker, derrière la National Gallery. Sous la colonne Nelson et jusque sur les marches du grand musée, s’aglutine une foule monstre, compacte, au pied de rockeurs russes à la musique tristement ordinaire, des banalités rock dont seule la langue n’est pas dans le moule commercial mondial. C’est le nouvel an russe. Quand nous remonterons vers Covent Garden, les flonflons de l’hymne russe nous accompagneront.