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Il se pourrait cependant que l’événement le plus marquant pour la science-fiction n’ait pas été la publication de tel ou tel ouvrage, mais bien plutôt une rencontre. À la toute fin du siècle, sont inscrits à la petite université allemande de Bingen trois jeunes hommes : le Suédois Otto Witt (1875-1923), l’Autrichien Karl Hans Strobl (1877-1946) et le Luxembourgeois Hugo Gernsback (1884-1967). Se connaissaient-ils ? Aucun chercheur n’en a encore apporté la preuve mais, de fait, est-il concevable qu’une même université, à la même période, ait donné trois personnes passionnées par la littérature conjecturelle naissante, et ayant ensuite créé chacune une revue consacrée au genre ? Improbable coïncidence, dirons-nous. Venant de la culture germanique, les trois jeunes gens avaient sans doute lus les romans populaires de Robert Kraft (1869-1916), des récits de type « voyages extraordinaires » qui faisaient l’objet d’une publication en petites brochures périodiques, les Groschenheften — comparables aux dime novels américains de la même époque, mais ces publications allemandes s’imposèrent comme un format durable, qui sera par la suite imité dans toute l’Europe (que l’on pense par exemple aux Harry Dickson). Witt au moins devait avoir connaissance de la revue suédoise Stella, le tout premier périodique au monde à se spécialiser dans la fiction futuriste (quatre numéros entre avril 1886 et août 1888). Plein de théories extravagantes et doté d’un solide ego, Witt écrivit des douzaines de romans de science-fiction, avant de créer sa propre revue, Hugin, qui fit paraître quelques 82 numéros entre avril 1916 et décembre 1920. Entièrement rédigée par Witt (jusqu’aux publicités, qui prenaient la forme de courtes fictions), Hugin était sous-titrée « romans scientifiques, causeries scientifiques, croquis inventifs, histoires d’aventure et contes de fées scientifiques ». Strobl pour sa part écrivit quelques romans, et lança Der Orchideengarten (« le jardin des orchidées »), belle revue illustrée de récits fantastiques et futuristes, qui connut 51 numéros entre avril 1919 et mai 1921. Gernsback enfin, émigra aux États-Unis en 1904, devint journaliste et lança finalement en 1926 sa propre revue de « scientifiction », Amazing Stories — mais nous y reviendrons, bien sûr.
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#1492

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Notre sujet étant l’établissement d’un panorama aussi large que possible de l’histoire de la science-fiction, nous avons consulté les nombreux ouvrages consacré à ce sujet — en général des ouvrages anglo-saxons. Et même chez les commentateurs les plus iconoclastes et controversés, Aldiss et Disch, on sent bien qu’heurte leur sensibilité nationale le fait que Jules Verne ait été français. Ils font donc appel à l’influence sur Verne des traductions de Poe par Baudelaire, pour le rattacher tout de même à la culture anglo-saxonne. Mieux : Disch diagnostique que Verne était un « Américain manqué » (au prétexte qu’il met souvent en scène les États-Unis), tandis qu’Aldiss parle à son propos d’utilitarisme — la philosophie américaine de base. Ce que ces chercheurs omettent fort commodément de considérer, c’est que Jules Verne fut tout de suite traduit en anglais et connu un immense succès dans tous les pays lisant cette langue. Un universitaire britannique, Edward James, rétablit enfin les perspectives : « Ses ‘Voyages extraordinaires’ science-fictionnels majeurs furent traduit en anglais peu de temps après leur publication. A Journey to the centre of the Earth (1864) paraît à Londres en 1872 et à New York en 1874 ; From the Earth to the Moon (1865) est publié à Newark, New Jersey, en 1869 et accompagné de sa suite, Round the Moon (1869) à Londres en 1873 et à New York en 1874 ; Twenty Thousand Leagues under the Sea (1870) paru à Londres et New York en 1873, et ainsi de suite. [Verne] fut aussi très largement imité en Europe et aux États-Unis, et fut une influence sur les tout premiers magazines américains de S.-F. presque cinquante années après la parution de ses plus grandes œuvres […]. À partir de son premier numéro en 1926 et durant plusieurs années, Amazing Stories présenta sur sa page de titre un dessin de la tombe de Jules Verne à Amiens, représentant l’immortel Verne en train de soulever le couvercle de sa tombe pour observer son propre futur. »
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