[…]
Nous avons vu que Félix Bodin proposait en 1834 le terme de « littérature futuriste » afin de tenter de saisir dans un seul filet les éléments d’un nouvel imaginaire qu’il voyait s’ériger. En 1851, deux autres commentateurs ayant également l’intuition qu’émergeait une nouvelle expression littéraire, proposèrent leurs propres étiquettes. Le premier était Danois.
Hans Christian Andersen (1805-1875) est demeuré dans l’histoire des lettres mondiales pour ses contes de fée, mais son œuvre n’est pas réductible à ce seul domaine et, dés les années 1830, sa fascination pour l’astronomie et les merveilles de la technique le conduit à publier quelques nouvelles d’inspiration scientifique et futuriste. Sa plus connue, « Om Aartusinder » (1852, « Dans des milliers d’années »), suit l’exploration en huit jours de l’Europe dévastée, par des touristes américains. Mais l’apport le plus étonnant d’Andersen au genre est un manifeste, « The California of Poetry » (1851), où il appelle de ses vœux la constitution d’un nouveau genre littéraire, qu’il nomme « poésie future », en expliquant ce que la science peut pour l’art — et réciproquement. Une littérature moderne et critique, qui serait « la muse du nouveau siècle » selon lui.
La même année en Angleterre, alors que Mary Shelley, âgée de seulement cinquante-trois ans, meurt d’une tumeur au cerveau, un certain William Wilson publie chez Darton & Co A Little Earnest Book upon a Great Old Subject. Au chapitre X de cet essai, Wilson, évoquant l’opinion du poète Thomas Campbell selon laquelle « la fiction en poésie n’est pas le contraire de la vérité, mais sa douce et enchanteresse semblable », est de l’avis que « cela s’applique spécialement à la Science-Fiction, dans laquelle la vérité révélée de la Science peut être donnée, entrelacée dans une histoire plaisante qui elle-même peut être poétique ou véridique ». Vous avez bien lu : « science-fiction ». En 1851. Au temps pour Gernsback — quoiqu’il faille bien avouer qu’avant que Brian W. Aldiss n’exhume dans les années 1980 ce détail d’un volume jamais consulté de la Bodleian Library à Oxford, ces propos n’avaient certainement pas eu le moindre impact.
[…]
Archives mensuelles : août 2008
#1489
Eh, au fait! Le site des Moutons électriques propose depuis hier sa version 5,0 — tout relooké, complété, corrigé. Beau! Thanks to PJG Mergey, webmaster extraordinaire.
#1488
À la demande unanime de Pat, un petit bout du « grozessai » en cours de finition pour Mnémos:
La « République universelle des sciences » ne naît pas de la Révolution, car après le temps des grandes idées et celui des meurtrières convulsions, vient celui des opportunistes : tout d’abord Napoléon, qui n’a d’autre horizon que son ambition et ne croit en rien d’autre que lui-même. Médiocre écrivain que ce Bonaparte, dont la grande œuvre (le Mémorial de Sainte-Hélène, qu’il dicte au comte de Las Cases — déjà un grand de ce monde fait appel à un « nègre » pour avoir une plume lisible) est la construction d’une légende politique, une réécriture toute à sa gloire du passé récent. Une légende sur laquelle d’aucuns bâtiront les prémices d’un nouveau courant littéraire (l’uchronie), mais nous y reviendront. Pragmatique sans idéaux, l’empereur est remplacé par les réactionnaires, et les Lettres ne fleurissent guère sur les ruines de l’Ancien régime. Pendant ce temps, d’autres ruines sont exaltées, outre-Rhin : c’est le triomphe du Romantisme. Tout cela n’est que peu propice aux utopies. Mais si les Belles Lettres sont passablement asséchées, la littérature populaire possède encore assez de zest pour que paraisse un roman aussi singulier que Le Dernier homme, ou Omegarus et Syderia de Jean-Baptiste Cousin de Grainville (1805). Poussant la spéculation plus loin qu’aucun autre auteur avant lui, Grainville se projette jusqu’au plus lointain futur, lorsque la Terre se meurt, devenue totalement stérile. Omegare voyage jusqu’au Brésil, refuge des derniers survivants, mais n’y trouve qu’un tyran féroce qui veut le forcer à devenir le père d’une nouvelle race de cannibales. Entre les désillusions de la Révolution et le pessimisme du Romantisme, cette œuvre est un pur produit de son temps, dont elle distille l’essence avec cependant une portée visionnaire absente de la littérature auparavant. En cela, Le Dernier homme s’impose comme un jalon d’importance dans la naissance d’un imaginaire science-fictif. De plus, le roman de Grainville est également le premier exemple d’une œuvre de ce type sur laquelle d’autres auteurs, ensuite, viendront construire leurs propres visions. En 1826, l’Anglaise Mary Shelley donnera en effet un autre Dernier homme, tout aussi sombre et tout aussi marqué par le romantisme, qui imaginera une humanité décimée par une épidémie, qui laisse en vie un unique homme, revenu à une existence pastorale dans les ruines de Rome. Nombreux sont les spécialistes qui ont expliqué comment la science-fiction se construisait par « empilement » successif, par influences reconnues et prolongements réactualisés (des procédés qui, pour la littérature savante, sont autant d’anathèmes). Le Dernier homme de Grainville est précurseur de ce mode de construction de l’imaginaire, non seulement par sa réécriture sous la plume de Mary Shelley, mais aussi parce qu’Omegare devint le premier personnage récurent de la littérature futuriste (les anglo-saxons parleraient de « spin-off » ou de « sequels ») : en 1831, Creuzé de Lesser publie une version remaniée et étendue du roman de Grainville, puis son personnage (amputé de son « e » final) revient dans L’Unitéide de Paulin Gagne, en 1858, avant que la femme de cet auteur, Élise Gagne, ne ferme la boucle l’année suivante, avec Omégar ou le dernier homme.
#1487
Deuxième partie de mon programme d’écriture d’août — avec seulement deux jours de retard: Science-fiction, les frontières de la modernité. Une sorte de panorama de l’imaginaire et de l’esthétique « SF » depuis les précurseurs du XVIe siècle jusqu’à l’orée du XXIe. J’y travaille avec Raphaël Colson par intermittence et en toile de fond depuis des mois et des mois, bientôt un an en fait (nom de code: « le grozessai »). Si tout va bien j’aurai terminé ma part à la fin du mois.
Après avoir lu ces derniers jours le fascinant Thames: Sacred River de Peter Ackroyd — dans lequel, du coup, j’ai un peu pioché pour le Jack l’Éventreur, histoire d’ajouter encore deux encarts de contexte historique —, me voici dans Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé, un bel essai que j’avais raté à sa parution chez l’An 2 mais que je viens de dénicher chez un bouquiniste, l’ami Jennequin m’en ayant rappelé l’existence. Sur les débuts des bédéastes en question, et leur rapport aux premiers dessins animés européens. Passionnant — et je vais bien en extraire deux-trois broutilles pour le « grozessai ». Ah, Franquin, que je l’aime! Un nouveau Spirou débute cette semaine dans l’hebdo du même nom, certaines cases sont belles mais c’est encore (une dernière fois, heureusement) du Morvan-Munuera (avec Yann qui a apparemment rafistolé le tout), donc pas terrible-terrible.
Me voici aussi dans Edwardians (London Life and Letters, 1901-1914) de John Paterson, que j’avais acheté à sa sortie en 1996 mais n’avais toujours pas lu. Tout ce que j’aime: une évocation à la fois fluide et stylée de tout une époque des lettres et des arts, Londres en majesté, la culture anglaise… Et encore des petites choses à glaner pour le « grozessai », forcément.
#1486
« Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres. »
(Émile Verhaeren)