À la demande unanime de Pat, un petit bout du « grozessai » en cours de finition pour Mnémos:
La « République universelle des sciences » ne naît pas de la Révolution, car après le temps des grandes idées et celui des meurtrières convulsions, vient celui des opportunistes : tout d’abord Napoléon, qui n’a d’autre horizon que son ambition et ne croit en rien d’autre que lui-même. Médiocre écrivain que ce Bonaparte, dont la grande œuvre (le Mémorial de Sainte-Hélène, qu’il dicte au comte de Las Cases — déjà un grand de ce monde fait appel à un « nègre » pour avoir une plume lisible) est la construction d’une légende politique, une réécriture toute à sa gloire du passé récent. Une légende sur laquelle d’aucuns bâtiront les prémices d’un nouveau courant littéraire (l’uchronie), mais nous y reviendront. Pragmatique sans idéaux, l’empereur est remplacé par les réactionnaires, et les Lettres ne fleurissent guère sur les ruines de l’Ancien régime. Pendant ce temps, d’autres ruines sont exaltées, outre-Rhin : c’est le triomphe du Romantisme. Tout cela n’est que peu propice aux utopies. Mais si les Belles Lettres sont passablement asséchées, la littérature populaire possède encore assez de zest pour que paraisse un roman aussi singulier que Le Dernier homme, ou Omegarus et Syderia de Jean-Baptiste Cousin de Grainville (1805). Poussant la spéculation plus loin qu’aucun autre auteur avant lui, Grainville se projette jusqu’au plus lointain futur, lorsque la Terre se meurt, devenue totalement stérile. Omegare voyage jusqu’au Brésil, refuge des derniers survivants, mais n’y trouve qu’un tyran féroce qui veut le forcer à devenir le père d’une nouvelle race de cannibales. Entre les désillusions de la Révolution et le pessimisme du Romantisme, cette œuvre est un pur produit de son temps, dont elle distille l’essence avec cependant une portée visionnaire absente de la littérature auparavant. En cela, Le Dernier homme s’impose comme un jalon d’importance dans la naissance d’un imaginaire science-fictif. De plus, le roman de Grainville est également le premier exemple d’une œuvre de ce type sur laquelle d’autres auteurs, ensuite, viendront construire leurs propres visions. En 1826, l’Anglaise Mary Shelley donnera en effet un autre Dernier homme, tout aussi sombre et tout aussi marqué par le romantisme, qui imaginera une humanité décimée par une épidémie, qui laisse en vie un unique homme, revenu à une existence pastorale dans les ruines de Rome. Nombreux sont les spécialistes qui ont expliqué comment la science-fiction se construisait par « empilement » successif, par influences reconnues et prolongements réactualisés (des procédés qui, pour la littérature savante, sont autant d’anathèmes). Le Dernier homme de Grainville est précurseur de ce mode de construction de l’imaginaire, non seulement par sa réécriture sous la plume de Mary Shelley, mais aussi parce qu’Omegare devint le premier personnage récurent de la littérature futuriste (les anglo-saxons parleraient de « spin-off » ou de « sequels ») : en 1831, Creuzé de Lesser publie une version remaniée et étendue du roman de Grainville, puis son personnage (amputé de son « e » final) revient dans L’Unitéide de Paulin Gagne, en 1858, avant que la femme de cet auteur, Élise Gagne, ne ferme la boucle l’année suivante, avec Omégar ou le dernier homme.