#1015

Nous avions loué une maison pour les vacances, une vieille demeure ordinaire qui n’avait que l’avantage de se situer en haut de la pente dominant la mer, au sommet d’un village. Mais à l’intérieur… Stupéfiés, nous avions peu à peu découvert que cette maison, vide depuis longtemps, abritait plus de pièces qu’elle n’en aurait du. Beaucoup plus. Les premiers temps, nous découvrions de nouveaux salons parquetés, de nouvelles buanderies, de nouvelles chambres au lit à baldaquin empoussiéré, continuellement. Et surtout: certaines de ces pièces sur-numéraires possédaient des fenêtres donnant sur un autre paysage, une grande vallée embrumée, des forêts, le scintillement d’un lac… Las: impossible de les ouvrir, crasse et rouille bloquaient les battants. La pièce la plus formidable était une vaste salle au plafond en voûte unique, très haute, dont els murs se couvraient de rayonnages serrés, encombrés de cahiers. De vieux cahiers, imprimés d’interminables listes de noms, de dates, de chiffres… des registres, mais de quoi?

De temps à autre, cependant, un cahier nous offrait quelques publicités, et même des pages d’articles — le tout sur un pays inconnu, dont toute l’histoire paraissait chroniquée en ces pages énigmatiques. Un pays dont cette vieille maison constituait une porte, une branlante masure anciennement la demeure de plusieurs générations d’heureux habitant d’une contrée au bord du monde. Tout au fond de la salle aux archives, une petite porte — un jour, nous parvîmes à la pousser, pour nous retrouver dans un étroit jardin clot de murs. Au sein des herbes folles, des buissons plus taillés depuis longtemps et des arbres aux branches cassées sous le poids de leurs fruits, une angoisse m’étreignit: non, il ne fallait pas que mon frère aille regarder par-dessus le mur, il fallait rentrer, vite, un danger, l’anxiété montait…

Le temps que nous regagnions la grande voûte et la petite porte disparaissait, nous coupant du jardinet. Puis ce furent des pièces qui s’effacèrent comme si elles n’avaient jamais été là. La maison rétrécissait, devenait bien plus ordinaire, les murs se lézardaient, la pluie s’infiltrait… L’obsolescence devint telle que nous allâmes vivre ailleurs. Tout en revenant tout le temps à la maison, fascinés apr ce que nous pouvions découvrir de l’histoire du pays inconnu, ce pays dont nous avions l’impression, diffuse, vague, de faire partie, il nous venait au souvenir des noms de souverains, des périodes, des faits divers que nous n’aurions pas du connaître… Avions-nous toujours habité la maison?

Vint le jour où toutes les pièces eurent disparues, murées ou absentes. Avec mon frère, je continuai à chercher dans les archives des documents compréhensibles, si rares. Puis une paroi de moëllons remplaça la porte de cette pièce également. Et la porte d’entréé… Soudain, panique, nous ne pouvions plus sortir: la maison finissait de mourir et même la porte d’entrée était murée! Dans l’ancienne salle à manger, la fenêtre s’ouvrait encore sur le vrai monde: ma soeur et mes parents l’enjambaient, sortaient précipitamment, moi aussi, mais mon frère était retourné dans l’autre pièce, la dernière, pour y récupérer nos documents. Je lui hurlais de revenir, de ne pas faire l’imbécile, il revenait les bras chargés d’un guéridon, d’un vieux drap brodé, d’un tiroir, me les passait, je tentais de lui saisir le bras, en vain: cet idiot repartait dans le corridor sombre, je lui criais après, terrifié qu’il disparaisse avec ces pièces, il revenait quand même, posait le chariot à provision contre un mur, me tendait la pochette verte contenant tous les précieux documents… Je le tirais, l’obligeais à sortir par la fenêtre. Nous tombions sur le sol, sur l’herbe rase devant la maison qui achevait de s’éteindre.

De l’autre côté de la petite grille, nos parents nous encourageaient à vite nous relever, à quitter même cet espace, le portillon battait en grinçant, nous courions, terrifés, dévalant la pente de la rue du village sans regarder derrière nous. Un grand fracas, la maison s’effondrait, poussière, il ne restait que gravats!

Plus tard, dans une grande ville, nous fondions pour nous-même une Société des Exilés du Pays Perdu. Avec pour seules reliques les quelques objets rapportés apr mon frère et les rares documents de la pochette verte. En y repensant, je me souvenais soudain que notre chariot à provisions n’avait plus de sac — pourtant, celui que mon frère avait abandonné en dernière seconde dans la maison avait de nouveau le sac rouge qu’il possédait autrefois. Un leurre? L’angoisse me saisissait encore — et puis je me suis enfin réveillé, tiré de mon sommeil agité par les cavalcades matitunales des deux chatons. Ouf. Je mis un long moment à chasser le poids qui m’oppressait la poitrine, les reliquats tremblants de ce cauchemar.

(Noté au réveil, pour ne pas oublier ce rêve étrange)

5 réflexions sur « #1015 »

  1. Joli. On retrouve bien quelques thèmes qui semblent te tenir à coeur. Le début fait penser à « La maison des feuilles » de Danielewski qui, comme celle de ton rève, est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. Étaient-ce ton frère et tes parents réels?

  2. la grande classe nestor ton rêve. moi en général je n’arrive à me souvenir que de trucs horribles avec la pénible impresssion que plus je tente de les coucher sur papier, moins je m’en souvient. bref, sympa le rêve à la Bonnefoy…

  3. J’aurais aimé faire ton rêve… magnifiques moments enfouis dans l’univers ton enfance.
    J’ai passé un bon moment !!!

    Michelle
    …moi j’ai fait un rêve….culinaire !!! hi ! hi! ben oui, c’est ainsi.

  4. pour répondre à JR, non, il ne s’agissait nullement de mes vrais parents et frère. quant à la maison des feuilles, oui, ce rêve y fait penser, mais je crois avoir été infiniment plus marqué par un des faux reportages de Jean-Denis Philippe, sur une maison plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur…

  5. Ca fait vraiment une bonne histoire.
    Sur le coup, j’ai cru que c’était une nouvelle que tu postais. Simple, pure, avec l’histoire de la société d’exilés à la fin.
    J’aime bien.

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