Lu: Okla Hannali de R.A. Lafferty.
Le plus surprenant, je crois, c’est l’humour: ce roman est drôle. Et pourtant: racontant (ou plutôt: contant) la vie entière d’un Indien, Hannali Innominee, à travers tous les XIXe siècle, il s’agit pour l’essentiel du récit de l’extermination, de la déportation, de l’exploitation et de la discrimination des Amérindiens — peu importe l’ordre. Le récit de toutes ces guerres injustes, de tous ces combats indignes, tordent littéralement les tripes — de rage, de chagrin: et malgré tout, toujours Okla Hannali amuse.
Car Lafferty a le génie de la légèreté — je crois qu’il n’y a pas de meilleur mot pour définir ce roman: « légèreté ». Et même dans les moments les plus terribles, jamais le narrateur ne se départit de cet humour léger qui a le beau paradoxe de savoir renforcer la gravité du propos. Pour citer Jean Borie (qui parlait de Michelet, mais peu importe): « au bout de quelques lignes, une suavité débonnaire, une douceur allègre vous enveloppe, vous vous abandonnez à cette promenade entraînante de merveille en merveille avec une bonne humeur mousseuse — mais l’émerveillement est impersonnel, et la bonne humeur sans gaieté ».
Deux niveaux, en effet, se croisent, s’enchevêtrent, se rencontrent, mais ne se confondent jamais ni ne s’identifient l’un à l’autre. D’un côté, une intrigue où se mêlent indissociablement l’humain et le politique, de l’autre une narration essentiellement historique mais qui n’ignore pas l’éthique. C’est ce qui explique l’extraordinaire réussite narrative de ce roman: la manière dont il est raconté doit tout à l’éthique amérindienne — leur état d’esprit, leur mentalité, leur philosophie, appelons ça comme on veut, n’en demeure pas moins que c’est un point de vue remarquablement différent de celui qu’un homme blanc pourrait adopter.
Ayant choisit d’adopter la pose du narrateur omniscient (ce qui est déjà assez difficile à réussir), Lafferty utilise l’histoire non pas comme une matière prétendument neutre, mais comme le support à la manière d’être des Amérindiens: en quelque sorte, il donne leur version des faits historiques. C’est de l’histoire, mais pour une fois, écrite du point de vue des vaincus… Et ceux-ci, non seulement n’ont pas l’air de s’estimer si « vaincus » que cela (la preuve: ils sont toujours présents, aujourd’hui), mais ne se prennent pas au sérieux comme leurs adversaires.
Bien entendu, il faut préciser que les Amérindiens ici mis en scène sont des Choctaw — mais finalement en dépit de la différence d’ethnie, j’ai retrouvé dans le roman de Lafferty cette voix amusée qui m’avait déjà séduite chez Thomas King (« Green Grass, Running Water », par exemple). Lafferty explique d’ailleurs que les blancs ne peuvent pas vraiment comprendre — les Choctaws sont parfois pris d’un grand gloussement, une forme de rire qui leur est bien propre.
Impossible de résumer Okla Hannali, au fait: s’agissant du récit linéaire, par le menu (quoique plein de « avances sur images » pour aller aux faits qui intéressent le narrateur omniscient), de toute la vie d’un homme, il s’agit par conséquent aussi d’une sorte de suite d’anecdotes — et que celles-ci se retrouvent dans le contexte plus général des guerres indiennes ne change rien à l’aspect irrésumable d’un tel ouvrage. Il faudrait que je dise que le héros est né à tel moment, qu’il a fait ceci, puis cela, puis ceci, puis cela, à n’en plus finir… Son parcours est celui de tous les Amérindiens du dix-neuvième siècle: le déplacement forcé vers une région qui n’était pas hospitalière pour des cultivateurs, l’acclimatation stoïque et roublarde à de nouvelles conditions de vie, les trahisons des Américains (bafouant sans vergogne les principes fondamentaux de leur Constitution aussi bien que leurs lois successives — le monstrueux président Jackson est d’ailleurs surnommé le « Diable des indiens »), les guerres, encore les guerres (treize guerres civiles, et non pas une comme le prétendent les Américains blancs), la longue litanie des morts, et puis le vieil âge.
Hannali Innominee ne se laisse jamais abattre — et le lecteur se prend à regretter que ce personnage-là soit fictif, car bon sang qu’on l’aime, qu’on l’admire, ce vieux malin! Et l’on parvient même à s’habituer à sa diction — car Lafferty pousse le « vice » a rudoyer d’emblée son lecteur blanc, en faisant parler Hannali comme un véritable Choctaw. C’est à dire d’un seul tenant sans la moindre virgule en une sorte de mélopée infatigable sans inflexion. Ce qui ne joue pas un rôle mince dans l’effet de réel d’un tel roman, mais secoue assez souvent, tout de même, les habitudes de lecture.
Vite lu, passionnant, attachant, Okla Hannali est vraiment un roman formidable! J’en ai émergé tout réjoui, contaminé par la légèreté de l’esprit qui s’y trouve incarné. C’est fort, très fort.