Lu: Bloodsucking Fiends, par Christopher Moore (auteur traduit dans la « Série Noire », mais ce roman-ci est encore inédit chez nous — et pour cause: je l’ai lu pour un éditeur intéressé).
Une sacrée gueule de bois! Jody se réveille un soir, complètement groggy: elle est dans une poubelle… Et elle a la main cramée. Il faut dire qu’elle vient de se faire sauvagement agresser, et qu’il semble miraculeux qu’elle soit encore en vie… En vie? Voir… Car en fait il s’est écoulé deux jours & nuits, depuis son « accident », et son assaillant était un vampire. Jody est donc désormais elle aussi… Une vampire. D’où sa main brûlée, qui se guérit très vite, presque à vue d’œil: un moyen détourné de la prévenir des dangers d’une exposition aux rayons du soleil…
Après une sévère dispute avec son futur-ex-petit ami (un sale con qu’elle assomme aussi sec d’un coup de pot de fleur — ses forces sont décuplées), Jody s’enfuit de son appart’ et erre dans la ville (San Francisco), la nuit. Problème: comment survivre quand on est une vampire? Par chance, passant devant un supermarché où une équipe est en train de décharger les camions de livraisons & de charger les rayons, Jody va rencontrer C. Thomas Flood — un jeune homme naïf, qui aspire à devenir écrivain et vient de débarquer à S.F. Tommy, chef d’équipe (un groupe d’associaux aussi barjos que sympas, qui se surnomment les Animaux), dissuade son collègue Simon d’harasser Jody et trouve le moyen du même coup d’obtenir un rendez-vous (nocturne) avec celle-ci. Bonheur de Tommy, qui est quasi puceau! Et soulagement de Jody, qui pense trouver en lui le mec idéal à manipuler/utiliser comme « agent diurne » pour sa survie.
Et ça marche: Tommy & Jody tombent même carrément amoureux! Et se mettent aussitôt en ménage: Tommy avait besoin de fuir son logement dans Chinatown (où un quiproquo culturel faisait qu’il venait d’être demandé en mariage par tout un groupe d’immigrants chinois, tous nommés Wong), Jody avait besoin d’un repaire sûr.
Quoique, sûr? Pas tout à fait: le vampire qui a « créé » Jody poursuit celle-ci de ses harcèlements, notamment en planquant exprès les cadavres de ses victimes exsangues près de chez Jody… Une Jody qui découvre d’ailleurs qu’en fait les vampires sont les prédateurs des malades & des condamnés (elle lit une aura noire autour des personnes déjà sur le point de mourir, genre malade du cancer ou du sida), et que de plus leurs meurtres ne laissent pas de trace (très belle scène où Jody, envahie par la faim vampirique, tue un jeune homme désespéré & suicidaire, qui la prend pour l’ange de la mort: son corps tombe en poussière immédiatement après). Et une enquête de police a débutée, qui évidemment se resserre très vite autour de Tommy (à défaut de Jody, qui sait devenir insaisissable)…
Il faut ajouter à ces ingrédients, notamment, un Empereur clochard (forcément inspiré par le très réel Empereur Norton, grande figure légendaire de San Francisco — ici réactualisée) qui fait la chasse au prédateur qui hante « sa » ville; Simon le gros macho violent au grand coeur, en fait rongé par le sida; un jeune chercheur qui pense avoir trouvé le moyen de rendre réversible une transformation vampirique; et les deux vieux flics qui cherchent un tueur en ne voulant surtout pas songer à un vampire, malgré certains indices. Et puis bien sûr, deux autres ingrédients, vraiment majeurs: la ville de San Francisco la nuit, rendue de manière vivante & attachante; et le style clinquant, poétique, astucieux, gouailleur, de l’auteur — tout à la fois ironique & tendre.
Et c’est là la grande force de Christopher Moore: beaucoup d’écrivains auraient choisi la voie de la méchanceté — c’est tellement plus « branché », d’être un salaud! Voir par exemple Colin Bates ou Will Self… Mais Moore aime trop ses personnages pour leur jouer ce mauvais tour. Ce qui fait qu’il parvient à conjuguer une intrigue dure & tendue, des personnages adorables, et des péripéties aussi tirées par les cheveux que parfaitement huilées (ce roman est un bordel d’autant plus réjouissant qu’il s’avère orchestré avec précision). C’est vraiment un plaisir. Un bouquin pas sérieux, pas profond, mais original et attachant.