Déjà autrefois, un écrivain, Christian Léourier, avait-il tenté de faire usage du point de vue des bêtes pour nous montrer Paris. Le Chemin de Rungis (1990) était hélas trop inféodé à la fable et trop peu attentif aux paysages de la ville pour que l’épopée de ces rats chassés la destruction des Halles et allant s’installer à Rungis transcende son support, celui d’un simple roman pour enfants. Il y a pourtant beaucoup à apprendre, en regardant le monde à travers les yeux des animaux, et Mélancolie des corbeaux, le beau roman de Sébastien Rutès (2011) y parvient enfin, avec une justesse renversante.
« Sur les hauteurs du parc Montsouris, des féviers d’Amérique poussent le long des pentes de la voie ferrée désaffectée… Certaines nuits, l’entrée du tunnel abandonnée avale des ombres en maraude le long des rails. Paris les digère sans jamais rien recracher. Seul le souffle du vent qui s’engouffre au soir dans son mufle affole le silence… C’est là que je vis, sur la quatrième branche du plus haut févier… Mes voisins connaissent mon goût de la solitude. Que je les inquiète n’explique pas peu qu’ils le respectent. Il faut admettre que je fais rien pour améliorer la réputation des Corbeaux, sans en rajouter : nous n’avons tout bonnement pas de contacts. Je concède d’ailleurs volontiers que ce sont des animaux discrets et de bons voisins. Le couple de Pies de la première branche n’est pas bavard, c’est une chance. La femelle fait en sorte que ses petits ne s’approchent pas. Qui sait ce qu’elle leur raconte sur moi ? »
Une aile amochée a mis Karka en marge de sa propre race, les freux, d’ordinaire si grégaires, et lui a retiré la confiance du Conseil des animaux qui régit, tant bien que mal, les rapports et les conflits entre les différentes espèces cohabitant dans Paris. Acariâtre et solitaire, le corbeau considère Paris de haut, ne conversant plus guère qu’avec quelques mouettes dont il a fait ses disciples. Mais on a de nouveau besoin de lui : convoqué dans les combles de Notre-Dame, il apprend qu’une nouvelle espèce revendique les territoires des bois de Boulogne et de Vincennes. Des lions ! Mais comment peut-il y avoir des lions à Paris ? Et quels dégâts feraient-ils, si les humains venaient à le savoir ? Lentement, maugréant, Karka doit mener son enquête. Complot des chats, complot des chiens, ou bien encore ?
Réfléchissant trop, le corbeau se pose bien des questions sur le libre arbitre, sur la condition animale, sur la peur qui domine tous les sentiments de la Nature, la peur ce grand Sanglier aux pas redoutables. Et de nous livrer son point de vue, témoin si inhabituelle dans la littérature de Paris : « Du haut du février, le brouillard qui cachait Paris était la brume qui monte des mares dans la gelée des matins d’hiver. Au loin, les coupoles du Sacré-Cœur dessinaient des sommets enneigés. Les rares immeubles visibles sur les buttes ressemblaient à ces villages de montagnes perchées sur des glaciers, les maisons transies de froid blotties autour d’incertains clochers. […] Sur ma queue qui dépassait de l’abri, les flocons s’amoncelaient. Tout près de ma tête, suspendue à la mire de pierre, la Pipistrelle grésillait en dormant. Autour, la neige avait tendu un piège blanc. Les montagnes enneigées des immeubles s’estompaient dans la vallée, la forêt reprenait ses droits sur la ville et derrière chaque arbre un loup paraissait embusqué. »
Dans cet hiver parisien, des lions rugissent, et ils ne sont pas enfermés au parc zoologique. Dans son nid de la Tour Eiffel, le vieux maître du Conseil se meurt, tandis que les fauves invisibles commencent à sortir des bois…