#1488

À la demande unanime de Pat, un petit bout du « grozessai » en cours de finition pour Mnémos:

La « République universelle des sciences » ne naît pas de la Révolution, car après le temps des grandes idées et celui des meurtrières convulsions, vient celui des opportunistes : tout d’abord Napoléon, qui n’a d’autre horizon que son ambition et ne croit en rien d’autre que lui-même. Médiocre écrivain que ce Bonaparte, dont la grande œuvre (le Mémorial de Sainte-Hélène, qu’il dicte au comte de Las Cases — déjà un grand de ce monde fait appel à un « nègre » pour avoir une plume lisible) est la construction d’une légende politique, une réécriture toute à sa gloire du passé récent. Une légende sur laquelle d’aucuns bâtiront les prémices d’un nouveau courant littéraire (l’uchronie), mais nous y reviendront. Pragmatique sans idéaux, l’empereur est remplacé par les réactionnaires, et les Lettres ne fleurissent guère sur les ruines de l’Ancien régime. Pendant ce temps, d’autres ruines sont exaltées, outre-Rhin : c’est le triomphe du Romantisme. Tout cela n’est que peu propice aux utopies. Mais si les Belles Lettres sont passablement asséchées, la littérature populaire possède encore assez de zest pour que paraisse un roman aussi singulier que Le Dernier homme, ou Omegarus et Syderia de Jean-Baptiste Cousin de Grainville (1805). Poussant la spéculation plus loin qu’aucun autre auteur avant lui, Grainville se projette jusqu’au plus lointain futur, lorsque la Terre se meurt, devenue totalement stérile. Omegare voyage jusqu’au Brésil, refuge des derniers survivants, mais n’y trouve qu’un tyran féroce qui veut le forcer à devenir le père d’une nouvelle race de cannibales. Entre les désillusions de la Révolution et le pessimisme du Romantisme, cette œuvre est un pur produit de son temps, dont elle distille l’essence avec cependant une portée visionnaire absente de la littérature auparavant. En cela, Le Dernier homme s’impose comme un jalon d’importance dans la naissance d’un imaginaire science-fictif. De plus, le roman de Grainville est également le premier exemple d’une œuvre de ce type sur laquelle d’autres auteurs, ensuite, viendront construire leurs propres visions. En 1826, l’Anglaise Mary Shelley donnera en effet un autre Dernier homme, tout aussi sombre et tout aussi marqué par le romantisme, qui imaginera une humanité décimée par une épidémie, qui laisse en vie un unique homme, revenu à une existence pastorale dans les ruines de Rome. Nombreux sont les spécialistes qui ont expliqué comment la science-fiction se construisait par « empilement » successif, par influences reconnues et prolongements réactualisés (des procédés qui, pour la littérature savante, sont autant d’anathèmes). Le Dernier homme de Grainville est précurseur de ce mode de construction de l’imaginaire, non seulement par sa réécriture sous la plume de Mary Shelley, mais aussi parce qu’Omegare devint le premier personnage récurent de la littérature futuriste (les anglo-saxons parleraient de « spin-off » ou de « sequels ») : en 1831, Creuzé de Lesser publie une version remaniée et étendue du roman de Grainville, puis son personnage (amputé de son « e » final) revient dans L’Unitéide de Paulin Gagne, en 1858, avant que la femme de cet auteur, Élise Gagne, ne ferme la boucle l’année suivante, avec Omégar ou le dernier homme.

#1487

Deuxième partie de mon programme d’écriture d’août — avec seulement deux jours de retard: Science-fiction, les frontières de la modernité. Une sorte de panorama de l’imaginaire et de l’esthétique « SF » depuis les précurseurs du XVIe siècle jusqu’à l’orée du XXIe. J’y travaille avec Raphaël Colson par intermittence et en toile de fond depuis des mois et des mois, bientôt un an en fait (nom de code: « le grozessai »). Si tout va bien j’aurai terminé ma part à la fin du mois.

Après avoir lu ces derniers jours le fascinant Thames: Sacred River de Peter Ackroyd — dans lequel, du coup, j’ai un peu pioché pour le Jack l’Éventreur, histoire d’ajouter encore deux encarts de contexte historique —, me voici dans Morris, Franquin, Peyo et le dessin animé, un bel essai que j’avais raté à sa parution chez l’An 2 mais que je viens de dénicher chez un bouquiniste, l’ami Jennequin m’en ayant rappelé l’existence. Sur les débuts des bédéastes en question, et leur rapport aux premiers dessins animés européens. Passionnant — et je vais bien en extraire deux-trois broutilles pour le « grozessai ». Ah, Franquin, que je l’aime! Un nouveau Spirou débute cette semaine dans l’hebdo du même nom, certaines cases sont belles mais c’est encore (une dernière fois, heureusement) du Morvan-Munuera (avec Yann qui a apparemment rafistolé le tout), donc pas terrible-terrible.

Me voici aussi dans Edwardians (London Life and Letters, 1901-1914) de John Paterson, que j’avais acheté à sa sortie en 1996 mais n’avais toujours pas lu. Tout ce que j’aime: une évocation à la fois fluide et stylée de tout une époque des lettres et des arts, Londres en majesté, la culture anglaise… Et encore des petites choses à glaner pour le « grozessai », forcément.

#1486

« Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres. »
(Émile Verhaeren)

#1485

Pas loin d’avoir fini les différents morceaux qui me concernent du Jack l’Éventreur. Je vais laisser reposer ça et reprendre le tout lorsque Julien aura bouclé sa propre part. Un dernier extrait:

En décembre 1965, une émission de radio de la BBC, « The Case of the Unmentioned Case » par L. W. Bailey, souleva une question intéressante. Plus qu’intéressante , même : fondamentale. Une question que l’on s’étonnera de n’avoir pas vue posée plus tôt.
Entendu qu’à l’époque des crimes de Whitechapel, le plus célèbre des détectives était monsieur Sherlock Holmes, pourquoi celui-ci ne fut-il pas consulté ? Ou, pour citer l’historien anglais A. N. Wilson : « Le problème était que, bien que les meurtres de Whitechapel acquièrent instantanément un statut mythique, les autorités comptaient sur les services de policiers ordinaires, les équivalents de Lestrade et Gregson dans les histoires de Sherlock Holmes. C’est Holmes lui-même qui aurait été nécessaire. »
Avant de répondre, il convient sans doute de résumer brièvement la carrière de Sherlock Holmes jusqu’en 1888.
Né en 1854 dans une famille de la haute société irlandaise, Sherlock Holmes a débuté ses études supérieures en octobre 1872, en rentrant dans un collège d’Oxford. Il met fin à ses études en 1874, avec un an d’avance, donc sans diplôme. Il s’installe à Londres, où il occupe brièvement une chambre avant que Mrs Holmes loue pour son fils un appartement au n°24 Montague Street. Sherlock Holmes fréquente alors assidûment la bibliothèque du British Museum. Entre 1875 et 1878, Sherlock Holmes mène ses trois premières enquêtes, sur des recommandations d’anciennes connaissances universitaires. Il poursuit de manière personnelle sa formation (durant ce qu’il nomme ses «  loisirs bien trop abondants  »), en étudiant «  toutes ces branches de la science  » qu’il mettra ensuite à profit dans ses enquêtes. Il suit les cours d’anatomie et de chimie à l’hôpital Saint-Bartholomew. Il publie l’article « Le Livre de la Vie  » dans un magazine et achète un Stradivarius, chez un brocanteur juif de Tottenham Court Road, pour seulement 55 shillings.
Sherlock Holmes ayant décidé de «  vivre de (ses) ressources intellectuelles  », ainsi qu’il le déclare à son ami Reginald Musgrave, les clients commencent donc à affluer, avec pour le jeune détective consultant de nombreuses enquêtes, telles que le meurtre de Tarleton, les affaires de Vambery le marchand de vin, de la vieille dame russe, de Ricoletti le pied-bot et de son abominable épouse, de la tiare d’opale de Farintosh ou de la béquille d’aluminium (métal encore fort précieux à l’époque). Il collabore avec Scotland Yard, et fait connaissance des inspecteurs Lestrade, Gregson et Jones. Devant changer de logement au début janvier 1881, il rencontre un vétéran de l’ Afghanistan, le docteur John H. Watson, et les deux hommes prennent ensemble une location au 221b Baker Street, chez Mrs Hudson. C’est le début d’une fructueuse collaboration et d’une amitié solide. En décembre 1887, Watson publie dans le Beeton’s Christmas Annual, sous le nom de son agent littéraire, Arthur Conan Doyle, son premier récit d’une enquête de Holmes : A Study in Scarlet (Une étude en rouge), qui sera réédité en volume au mois de juillet 1888.
Holmes bénéficie alors d’une excellente réputation et ne manque pas de clients, il est régulièrement consulté par quelques inspecteurs de Scotland Yard, traite en toute discrétion des affaires pour la bonne société britannique. Le grand public ne le connaît pas encore : il faudra pour cela que les récits de Watson connaissent une grande notoriété, ce qui sera indubitablement le cas bientôt, mais en 1888 n’est paru que A Study in Scarlet.
Par ailleurs, si l’on consulte la liste (fort longue) des policiers ayant travaillé à un moment ou à un autre sur l’affaire des Whitechapel, on remarque tout à la fois qu’une des raisons de l’inefficacité des services de police fut l’émiettement des responsabilités — trop peu de centralisation ! Et, ironie, lorsque centralisation il y avait, c’était entre les mains de sir Charles Warren, certainement plus compétent pour faire charger ses hommes dans une foule comme si Londres était en guerre (le Bloody Sunday) que pour gérer les subtilités d’une investigation délicate. Les luttes entre services eurent raison de sir Warren et le conduisirent à la démission, mais il était déjà trop tard. Et puis, remarquons autre chose : ni Lestrade ni Gregson ne faisaient partie des policiers chargés de l’enquête. Étant donné le climat de rivalité et de jalousie qui régnait alors aux plus hauts échelons de la police, imaginer qu’on ait pu faire appel à un consultant extérieur est tout simplement irréaliste.
À la question si souvent posée depuis 1965 et l’impertinence de la BBC, nous répondrons donc : Holmes ne fut pas consulté. C’est aussi simple que cela.
Et si une telle simplicité ne vous suffit pas, il convient d’ajouter un autre élément, au moins aussi déterminent : ces crimes n’impliquaient que des prostituées de l’East End, des femmes déchues végétant au plus bas de l’échelle sociale anglaise. Croire que Sherlock Holmes aurait pu trouver intéressant un tel contexte est méconnaître absolument la rigidité des classes. Holmes, qui n’emprunte jamais le métro, qui ne boit que du café (le thé est alors une boisson de prolétaires), qui a étudié à Oxford, est cultivé et visiblement issue d’une famille aisée, Holmes enquêtait essentiellement pour des clients « respectables ». Sinon des aristocrates, du moins des bourgeois. Souvenons-nous que lorsque, dans Orgueil et préjugés de Jane Austen, lady Catherine de Burgh explique qu’elle aimerait voir « préservées les distinctions de rangs », elle exprime un sentiment encore valable en cette fin du XIXe siècle. Et gageons qu’il n’y avait pas grand-chose qui, dans ces massacres sans subtilité, puisse exciter l’intellect de Sherlock Holmes. Prolétaires et prosaïques, les crimes de Jack l’Éventreur n’étaient, à un examen superficiel de la presse, pas dignes du grand détective.
Enfin, au moment des crimes de Whitechapel, Sherlock Holmes avait bien d’autres choses à faire — des enquêtes pour des clients de la plus haute noblesse. Il traite à la fois une affaire impliquant un roi de Scandinavie (à laquelle Watson ne fera qu’allusion) et, surtout, se trouve éloigné de Londres par un cas qui deviendra l’un de ses plus célèbres : celui du Chien des Baskerville.
Un soir d’octobre 1888, Sherlock Holmes reçoit la visite d’un certain docteur Mortimer, médecin de campagne originaire de Dartmoor, qui le presse de veiller à la sécurité de son honorable voisin, sir Henry, seigneur de Baskerville. Celui-ci, qui jusqu’à il y a peu vivait au Canada, a hérité du titre de baronnet après la mort de son oncle, sir Charles, découvert étendu sur la lande, doigts enfoncés dans le sol, les traits convulsés par la terreur. Or, selon un récit consigné dès 1742 et trop souvent vérifié, tout héritier mâle de la famille est destiné à une mort violente et prématurée. Depuis les méfaits de sir Hugo, un chien de l’enfer traque les Baskerville sur la lande de Dartmoor…
Après cette sombre affaire, Holmes se replongera dans la vie londonienne, avec nombre d’enquêtes, documentées ou non par Watson (en novembre 1888, affaire de Mme Montpensier et scandale du colonel Upwood, « L’Aventure du rubis d’Abbas », « L’Aristocrate célibataire » et « L’Aventure des sept horloges » ; décembre, « L’Escarboucle bleue » et « L’Aventure de la veuve rouge »).
Alors, même s’il est un peu triste que deux mythes aussi immenses que Jack et Holmes n’aient pas trouvé à s’affronter, cela n’est guère surprenant.
« Impertinence » disions-nous à propos de l’émission de la BBC : euphémisme de notre part, puisque Bailey y suggérait qu’avec sa connaissance de l’anatomie et sa misogynie supposée, Sherlock Holmes était peut-être l’Éventreur ! « Une thèse que plus d’un auditeur eut raison de trouver ’honteuse’, l’essence de l’attrait de Holmes consistant en sa vertu » (A. N. Wilson). Honteuse, et même absolument insultante pour le grand détective. Hélas, les « ripperologues » amateurs ont pris l’habitude au cours des dernières décennies d’ainsi salir en toute quiétude la mémoire d’hommes qui n’eurent que le tort d’être vivants au moment des faits — tels le peintre Walter Sickert et le préfet de police, sir Melville MacNaghten, pour ne citer que les deux plus récents que ces « coupables » désignés par des auteurs en mal de copie. La thèse de Sherlock l’Éventreur sera reprise plusieurs fois par la littérature populaire, notamment en 1978 par Michael Dibdin, dans son roman The Last Sherlock Holmes Story — prévisible et peu palpitant.

#1484

Levé trrrrès tôt ce matin, afin d’aller avec deux copains faire quelques brocantes dans la région. Las: la pluie insistante gâta les opportunités de faire de jolies trouvailles. Mais la balade entre Isère et Savoie fut cependant fort agréable.

Toujours sur Jack l’Éventreur, qui prend bien forme. Finalement je vais le co-signer avec mon vieil ami Julien Bétan, étant donné que ce qu’il a écrit (prévu pour un papier indépendant) s’intègre au poil à la bio, et puisqu’il va encore ajouter d’autres éléments. Ce volume se sera monté décidément sur pas mal de mois, lentement et un peu comme un puzzle, morceau après morceau, mais il prend un aspect très satisfaisant. En fait, loin d’être forcé, cet assemblage se sera effectué de manière fort naturelle, sans effort.