#1334

NYC 10

Arrêt café dans un Starbucks à l’angle de Lexington et de la 78e. Accoudé devant la vitrine, je regarde passer les New-yorkais.

Une jeune femme au teint chocolat au lait pousse la voiturette d’un bébé blond. Une jeune femme formidablement blonde, chargée de sacs de boutiques, les salut avec plaisir, rencontre visiblement fortuite, se penche vers le bébé blond, continue ensuite son chemin en compagnie de la certainement nounou, qui en plus du petit doit désormais également pousser le poids des sacs d’achat de sa patronne, accrochés aux poignées de la poussette.

Un taxi jaune dépose au bord du trottoir une femme très élégante, en long manteau de cuir et lunettes noires, visiblement assez âgée en dépit de ses cheveux teints d’un blond sombre convaincant. Elle part d’un pas cruellement chancelant, en appuyant fortement sur sa canne à pommeau d’argent.

Une grosse Toyota rouge sombre se gare, en descend tout d’abord un gros Latino en costume noir absolument froissé, qui glisse lentement quelques quarters dans le parcmètre. Un autre Latino, encore plus gros, encore plus froissé, lui aussi tout en noir, s’extirpe du véhicule et glisse un billet vert dans la poche de poitrine de son compagnon.

Un jeune Latino, cheveux coupés en brosse et t-shirt révélant ses biceps, s’appuie le dos contre la Toyota. Il regarde passer les gens avec un air nonchalant, son visage s’éclaire d’un sourire ravi lorsque s’approche un autre jeune homme, petit et râblé. Leurs visages se rapprochent, les deux garçons s’embrassent sur la bouche, puis s’éloignent en traversant la rue.

Un grand adolescent blond passe, qui discute dans son portable. Ses cheveux sont rabattus sur le devant de son visage, à la mode actuelle, le soleil fait briller le bout retroussé de son nez. Un instant, je rencontre son regard très très bleu en plein dans la lumière.

Derrière lui, avance voutée, à petits pas, une vieille dame qui tire un chariot à provision. Cheveux blancs coupés au bol, immense écharpe grise enroulé autour du cou et pendant jusqu’à son pantalon ample à grandes fleurs blanches sur fond noir.

Une jeune femme de type indien, très belle dans sa gabardine anthracite, avance lentement en tenant le coude droit d’une dame courbée d’âge, le visage tourné vers le trottoir, en veston de tweed et pantalon de toile beige.

Une autre dame d’un certain âge vient en sens inverse, elle marche d’un pas rapide, très droite, un sourire satisfait dessiné sous ses lunettes noires à la forme pointue. Son visage est tellement ridé qu’elle en apparaît presque reptilienne.

#1333

NYC 9

Tout se perd, mon bon monsieur: les Américains ne font plus de belles voitures. Leurs camions sont toujours aussi superbes, outrecuidants, leurs bus scolaires ont conservé leur design ancien, mais les autos… Je n’ai vu que trois « vraies » voitures américaines, durant ce séjour: deux dans Brooklyn Heights et une autre dans SoHo. Ces superbes requins aux tons pastels et aux chromes brillants ne sont désormais que des pièces de collection: les Américains roulent tous en Lincoln Town Car. Ou en limo aussi interminables que disgracieuses, de longs machins blancs aux vitres noires pour riches paranos. Beuuuh!

Une autre chose qui paraît s’être bien perdue, hélas, mille fois hélas, c’est le commerce du livre: je suis vraiment surpris, et pas qu’un peu déçu, de constater qu’il n’y a nulle part de librairies indépendantes et pas trace de bouquinistes. Ou bien sont-ils tous planqués dans un quartier que nous aurions raté? C’est peu problable, étant donné l’exaustivité de nos arpentages urbains. Tout de même: pas de librairies dans le Village, pas dans SoHo, pas même autour de l’université? (quartiers qui présentent quelques disquaires, tout de même) Seulement un gros Barnes & Noble de temps à autre. Qui sont assez impressionnants en taille, certes, mais… qui ne présentent guère de diversité, en dehors de celui d’Union Square… Is that all?

Vérification effectuée dans les pages jaunes: 3 colonnes et demi d’adresses de librairies, seulement, pour tout New York. Et ce, en comprenant les (rares) comic-bookshops, la librairie japonaise (superbe), la librairie franççaise (minuscule), les bouquinistes ne livrant que leur numéro de téléphone (car ne travaillant en fait que sur rendez-vous et par correspondance), et bien entendu tous les Barnes & Noble et les Borders. Autant dire que mon impression se trouve confirmée: il n’y a plus de librairies à New York. Et, *snif*, les fameuses adresses spécialisées polar (notamment « Black Orchid ») ont toutes porte close.

#1332

NYC 7

« You know, I was up there in prison talking to Charlie Manson and he says to me he says ‘is it hot in here or am I crazy?' » (plaisanterie reproduite par Richard Prince sur l’une de ses toiles, dans une expo du Guggenheim Museum).

Pour monter sur le toit de l’hôtel, il faut se rendre au 14e étage (traditionnelle superstition oblige, il n’y a pas de bouton « 13 » sur le panneau de l’ascenseur), puis grimper par l’escalier B. Fidèle à sa branchitude d’aménagement, le Pod a installé là, sur un deck en bois à la japonaise, des banquettes constituées d’entassements de poutres sur lesquelles reposent un matelas rouge. De petits sièges en forme de boule noire ou blanche complètent cet étonnant espace, cerné par la partie supérieure des grattes-ciel environnants. Au sommet de certains buildings anciens, des taches de végétation adoucissent ce paysage de brique et de verre: des jardins perchés, tranquilles oasis au-dessus des profondes tranchées où hurlent les camions de pompiers et résonnent les intermittents klaxons. Cette vision d’en haut permet également de mieux appréhender le mode de fonctionnement des water tanks, de bien voir comment ils s’insèrent sur les toitures en terrasse.

Pour moi, contempler de l’architecture ou admirer un tableau, le plaisir esthétique, visuel, est presque le même. De bon matin sur ce balcon en ville, les mots me manquent, il faudrait que je sois peintre ou photographe pour bien parler de la cadence des fenêtres, des cimetières de cheminées et de conduits, des rouges et des bruns de la brique, du noir de la suie, des écailles du vert-de-gris, de la scansion de l’ombre avec les escaliers de secours – mais je ne sais qu’énumérer, il manque à mon vocabulaire le lyrisme propre à rendre la verticale symphonie de Midtown, toute en élans et en ruptures. Clignant des yeux dans le soleil matinal, j’ai l’impression de me tenir dans un dessin d’Avril. En fait, dans les rues de Manhattan, j’ai du mal à prendre ce que je vois sans arrière-pensée esthétique: tout est cadrage, référence visuelle, page de livre d’architecture, instantané dans un grand album américain. Enchantement du réel? Pas vraiment, car le travail est déjà fait.

#1331

NYC 6

« You’re lying to me. Fuck, I can hear it in your voice, Christine. » (Greenwich Village, un jeune homme de type latino, penché sur un téléphone public)

Il y a quelques mois, j’avais travaillé avec des amis sur un assez long article d’histoire de l’art consacré à Reno, une peintre d’origine polonaise active surtout dans les années 1920-30. Ce qui établit la (brève) notoriété de Reno, ce furent les toiles et dessins réalisés lors de son séjour new-yorkais de 1924-26. En traversant le pont de Brooklyn, ce midi, je me faisais la réflexion qu’il ne restait pas grand-chose de ce New York-là. Il demeure de-ci de-là des publicités murales peintes, mais je n’y ai pas trouvé la marque « Murad » de tabac turc, très fréquente chez Reno. Et je n’ai vu que deux entrepôts anciens, en brique, côté Brooklyn, du type qui couvrait les rives du port de Brooklyn du temps où monsieur Hassenberg, le père de Reno, s’était installé sur cette rive. Pour le reste, le quartier de Brooklyn Heights possède un cachet chic et cosy, tout de rues ombragées par le feuillage léger des acacias, de façades en bois et de brownstones au perron comme moulé dans du chocolat.

Traverser le pont, c’est avancer sur un plancher de bois agréablement souple sous le pas, avec l’impression que le maillage des câbles enserrent les piétons dans une nasse, à moins que nous ne soyons chacun une note sur la portée d’un Brooklyn boogie couvert par le rugissement des engins atomobiles, de chaque côté. La pointe de Manhattan présente la muraille serrée des grattes-ciel de Wall Street, comme une dentition de joyaux sombres et brillants, que domine tout de même la blanche stature du Woolworth Building, aux allures de très digne vieille dame. Sur l’autre bord du panorama, le paysage se fait moins dense, plus classiquement urbain, avec ici et là les pointes aigues de l’Empire State, du Chrysler, du CityCorp et l’étroite barre noire d’une des Trump. La ville brille sous le soleil hivernal, longue et acérée.

#1330

NYC 5

Il me semble bien que je n’avais jamais pris un ascenseur avec liftier. Then again, je n’avais jamais non lus déjeuné au Metropolitan Museum avec un couple de grands bourgeois new-yorkais. RJ Keefe le correspondant bloggeur de Jean, et son épouse l’avocate de Wall Street Kathleen Moriarty, nous ont invité au restaurant du Met. Deux personnes aussi cultivées qu’aimables, pour une conversation détendue sur fond verdoyant de Central Park.

Un tour sur le toit du musée nous livra un panorama pour lequel je peine à trouver d’autres mots, relativement banals, que « saisissant » ; un skyline au ras des cimes. Le reste de la journée, où ciel bleu et air glacial ont remplacé la moiteur quasi tropicale de la veille avec une soudaineté étonnante pour nous Européens, nous marchâmes. Beaucoup. Dans l’Upper West Side: une très longue marche qui, partant de l’immeuble où Woody Allen vivait fut un temps et traversant Central Park au niveau de la 72e, nous conduisit jusqu’aux tours jumelles de l’Eldorado (Sinclair Lewis y habitait), en passant par le Dakota (John Lennon), Amsterdam Avenue (Isaac Bashevis Singer) et la longue, très jolie suite de brownstones de la West 87th (Ellery Queen). Not bad.