#1329

NYC 4

Climat Atlantique: fond d’air chaud et moite, vent doux, pluies éparses. La bonne matinée pour un musée, puisque les services météo annoncent le retour du beau temps pour la fin de journée.

« I think what we all want from art is a sense of fixity, a sense of opposing the chaos of daily livin. This is an illusion, of course. Canvas rot. Paint changes color. But you keep trying to freeze the world as if you could make it last forever. » (Ellsworth Kelly, 1998)

Tâche impossible, bien entendu, que de résumer ici une visite complète du MoMA. Des années que j’en rêvais. Le catalogue est disponible dans le monde entier. Qu’il suffise d’évoquer le tableau de Roy Lichtenstein qui lui sert de couverture et qui, devenu une nouvelle icône, se trouve ici aux côtés de certains des Warhol les plus célèbres. S’approcher du Lichtenstein a ceci de fascinant qu’on lui restitue ainsi son simple statut de peinture: l’imitation des techniques offset se fait enfin lisible, presque naïve. Fascination, encore, de tous ces expressionnistes abstraits, dont on voit si peu souvent les oeuvres en France. À l’étage supérieur, les Européens déplacés à l’autre bout du monde. Curieux paradoxe que de venir à New Yorkpour voir des Cézanne, des Seurat, tous ces Futuristes italiens hachés de mouvement, Marcel Duchamp « American, born France », les carrés de Malevich et ceux de Mondrian, des Monet tardifs, immenses brouillards myopes d’eau et de fleurs… Piet Mondrian trouvait que le rythme architectural de Manhattan se rapprochait de celui, syncopé, du boogie ; le MoMA lui-même, avec ses grandes tranches de blanc pur, a quelque chose d’un Mondrian ou d’un Malevich, autant que de la tension d’une rue, comme ne sorte de négatif, d’une éclatante blancheur, du décor extérieur, peint de teintes sombres sous le ciel orageux.

Tellement bas qu’il efface par moments même le sommet des grattes-ciel les plus proches. Tout au bout de la 3e, où l’avenue fait un petit plongeon, la perspective se gomme dans une brun blanchâtre où brulent les yeux argentés des rares voitures s’approchant dans le vide de ce samedi matin.

West 35e rue: l’adresse, pour moi mythique, du détective Nero Wolfe, l’homme aux orchidées. Prise à partir de l’angle de Macy’s sur Herald Square, la W35th débite comme un étroit canyon de gratte-ciel anciens en brique décorée de motifs floraux ou gothiques, pour la plupart pas plus élevés qu’une douzaine d’étages. La West 35e semble largement inchangée, à ce niveau, depuis l’époque où Archie Goodwin l’empruntait d’un pas élastique.
Après la 8e avenue, on glisse dans le post-industriel, la ciel s’ouvre sur des terrains vagues, quelques derrières masures branlantes et a surfeit of water tanks. Il n’y a plus de brownstones sur la W35th. Nous continuons jusqu’au bout, fermé par le Jarvis Convention Center qui a replacé les vieux entrepôts (où Doc Savage avait une cache), le maire Giuliani a nettoyé les parages, autrefois devenus très mal famés. C’est une autre vision de New York, à deux pas de l’Hudson. La West 34e a mieux résisté aux outrages du temps.

Jean me conduit ensuite, en traversant Time Square, jusqu’à Bryant Park que borde la fort classique New York Public Library et que domine, surtout, le fort pâtissier American Radiator Building. Chaque étage, chaque créneau, de ce gratte-ciel d’un appétissant brun sombre, se trouve rehaussé d’une gothiquerie d’un or tendre. Considéré depuis le bord de la fontaine du square, tandis qu’un saxo souffle des notes sur la patinoire provisoire, cette tour a un aspect à la fois immaculé et brooding comme un méchant de pulps. Un tour dans les immenses couloirs de marbre de la bibliothèque. Les salles spécialisées sont de petits tombeaux voutés, les grandes salles de lecture des répliques de la Mazarine, tout cela pour une seule ville. Opulent et calcifié, la culture sanctifiée.

Dîner chez Sapporo, un bon restau de ramens. Scène à la Tarentino: genre un grand noir, katana à la main. Lorsque mon saladier de soupe arrive, son contenu odorant est un tableau, fines rondelles d’oignon et grains de maïs agencés comme pour un Klimt.

#1328

NYC 3

Sans doute est-ce un cas de « fish-sky at morning » comme l’écrivait Ferlinghetti: ciel bas et gris ce matin, vaguement fumeux. Par moments dans la journée, certaines tours disparaîtront partiellement dans les nuages – la pointe de l’Empire State, les écailles du Chrysler (dont, la veille, nous avons été admirer de près l’incroyable obsession du détail Art déco), même la façade de la MetLife. En fin de journée, le Chrysler va s’adjoindre un halo lunaire de fin crachin. Fin de journée que nous occuperont de ce fait en allant au Whitney Museum of American Art manère d’échapper à la pluie en se cultivant. Un petit musée, tout de béton brut, à la collection peut-être un peu trop réduite et certainement un peu mineure, mais intéressante: première fois que j’ai l’occasion de voir « en vrai » des Arthur Dove, par exemple. Admiration pour un immense tableau d’un certain Bellows, Floating Ice » (1910). Découverte de l’école dite du « Precisionism » superbes ports industriels de Charles Sheeler). Un clown blanc dîne chez Hopper, deux boxeurs s’affrontent sous l’oeil de Clark Kent chez Bellows. Quelques expressionistes abstraits, bien sûr, dont « Laughing Boy Rolling » de Steve Wheeler (1946). Et puis le délice: des Calder, dont son petit cirque tout de bouts de fer et de chiffons.

En redescendant vers le hall d’entrée du musée, dérivant sans enthousiasme excessif dans les expositions temporaires, nous faisons halte devant une fenêtre: comme souvent dans tous les musées du monde, l’architecture du bâtiment et la manière dont elle met en scène son environnement, est presque aussi important que ses collections. Cette tranche de rues nocturnes à Manhattan acquiert soudain le caractère d’épure d’une composition à la Chris Ware.

A la librairie Barnes & Noble d’Union Square, après avoir bavé d’envie dans le rayon de graphic novels et dans celui des social studies sur la culture de masse, un chai tea latte et une bretzel jalapeno me font exploser les papilles. Jean, ravi, affirme qu’il ne supportera plus que l’on prétende qu’on mange mal aux States. « It’s not magic, it’s coincidence » se marre le jeune nerd à nos côtés, en tapant sur la tête de son camarade, qui prend des notes avec un coude sur les journaux de Michael Palin. Par les hautes croisées peintes en vert sombre, qui percent le mur tapissé de rayures vertes, s’aperçoit la canopée du square. Nous venons de discuter d’un projet d’ouvrage sur Art Spiegelman, lorsque Jean me fait signe de faire silence: il écoute nos nouveaux voisins. De ce jeune couple, l’homme parle avec un accent vaguement slave. Nous réalisons finalement qu’il s’exprime surtout en hébreu. Jean repère quelques pluriels en « im » dans cette langue rocailleuse et sonnante.

Fascination au pied du Flat Iron: une telle icône architecturale, à, en vrai. Admiration autour de Gramercy Park de la brownstone new-yorkaise la pierre couleur chocolat. Déception au pied de l’Empire State Building: King Kong n’avait absolument pas la place de s’écraser directement sur le trottoir, étant donnée l’étroitesse de la voie. Nous aurait-on menti?

Dans la vitrine de la librairie d’ancien « Argosy », des lettres autographes de Thomas Mann, Stan Laurel, Harry Houdini, C.G. Jung et François Truffaut.

#1327

NYC 2

La rue de notre hôtel a tout du Manhattan de Woody Allen. Et quel repaire hype que le Pod Hotel: dans son lobby ondule un immense canapé, des abats-jour géants orientent la lumière sur un front-desk imaculé, tandis que Joni Mitchell chuchote dans l’atmosphère.La chambre est une mince cellule aux couches superposées en inox, les couvre-lits décorés de motifs cyber. De manière amusante, l’entrée du Pod se trouve coincée entre deux restaurants français, le « Bateau ivre » et le « Montparnasse ». Sur l’autre trottoir, la Sutton Place synagogue, qui fait quasiment face à une boutique en basement d’astrology readings. Le petit jardin Greenacre est en travaux. Des pumpkins s’entassent en devanture des delis.
Petit-déjeuner dans un « diner » non loin: je m’initie au rituel des pancakes avec du bacon croustillant, le tout copieusement arrosé d’un faux miel nommé « corn syrup » et d’un peu de beurre. Avec un café long pour faire couler. Délicieux: je sens que ce rituel va être nôtre pour toute la durée de ce séjour. Jolie immersion dans l’esprit de la ville que de manger du bacon et des crêpes pendant qu’au-dehors le gris du matin s’éveille à un blanc léger et que le feuillage des acacias frémit sous les escaliers de secours. J’ai l’impression que ma B.O. est par Badalamenti. Une cheminée rayée orange et blanc fume abondamment en plein milieu de la chaussée.

Un peu plus tard, au début d’après-midi tandis que je remonte seul la 5e avenue parce que Jean déjeune avec le patricien RJ Keefe, ma B.O. passera à l’Englishman in New-York de Sting, qui m’inspirera la calme vision de The Pond, à l’entrée de Central Park sur la 5e. Au feu rouge de la 63e, une longue file de yellow cabs renforce l’iconographie urbaine locale d’une petite musique s’échappant de l’une des vitres, baissée. Clarinette, bien sûr: l’instrument jazz de NYC par excellence. C’est presque trop, on va croire que j’invente.
« Love Thy Neighbor as Thyself » proclame la façade du 838 5e ave, en lettres gravées dans la pierre blanche au-dessus d’un long avent vert. De l’autre côté de la rue, le portique imposant du temple Emmanu-El inspire moins l’amour que le respect craintif, et son voisin de proclamer en effet « Walk Humbly with Thy God ».

L’air de Midtown a une odeur piquante, d’échappements automobiles et de bretzels grillés.

Fatigué, je rentre dans l’église St-Bart’s, tout à la fois pour en admirer l’intérieur paisiblement sombre, et pour un instant m’assoir, avec reconnaissance pour ce repos à défaut de dévotion. De l’intérieur, le bulbe byzantin s’élève en un mystérieux dôme d’obscurité. L’épaisseur des murs et le silence des lieux filtrent la rumeur de la ville jusqu’à son élément essentiel: les hululements de sirènes policières. Ce bruit lancinant semble issu de la nervosité-même de NYC, tout comme les constantes éruptions de fumeroles dans son sol paraissent montrer la nature littéralement infernale du sous-sol. Le matin, explorant la gare de Grand Central (culture cheminote oblige), jusqu’à descendre dans la suie d’un quai, une fois encore l’expression « du ventre de la Bête » m’est remontée en mémoire.

Le prétexte de ce voyage est la « bibliothèque rouge »: l’iconographie (et l’ambiance) du prochain volume sur Nero Wolfe, mais aussi, au-delà, de ceux sur Hammett et le hard-boiled, ou sur les vengeurs des « pulps ». Compulsant un guide du polar à New York, j’avais donc constitué une liste détaillée des endroits à voir et à photographier. Jean mitraille beaucoup, grattes-ciel Art Déco et scène de rue, mais nous n’avons finalement encore vu que deux des lieux de la liste: The Tombs, l’immense ziggourat judiciaire et pénale, et l’ancien quartier de South Street Seaport, au bord de l’East River, entre décrépitude authentique et gentrification commerciale.

#1326

NYC 1

Départ: je suppose que, partant pour New York, je devrais ressentir de l’excitation. Mais pas du tout: I’m boooored. J’aime bien voyager en train, mais alors les avions, c’est d’un ennui…

A bord de l’avion fort peu peuplé, occupant la rangée centrale, un couple attire volontiers le regard et m’amusent autant qu’ils m’irritent. Lui: le Juif prototypique, roux de poil et long de face, serré dans un anorak grisâtre au-dessus d’une curieuse vareuse blanche dont pendent plusieurs rubans. A peine assis, il brandit ostensiblement un vilain volume au cuir compliqué, un long tranche-fil semblant y répondre aux fils qui trainent de l’habit de l’individu. Sa compagne est une jeune fille paraissant presque trop peu âgée pour être déjà mariée. Le cheveu blond sale moulé mi-long près du visage, les globes oculaires formidablement proéminent, elle a le torse froissé par un sweat-shirt d’un beau vert grenouille. Entre eux, mes étonnants voisins ont installé le berceau de bébé – un poupon à la bouille parfaitement ronde, qui demeurera d’un calme olympien durant tout le vol. Une hôtesse vient vite s’inquiéter de ce que l’installation de ce couffin en plastique gris soit contre le règlement. La jeune fille parle beaucoup, se lève maintes fois, agite les mains, affirme plusieurs fois le nom de la marque du berceau. Un autre membre d’équipage, puis une nouvelle hôtesse, viennent discuter avec les parents sûrs de leur bon droit et exhibants les sourires patients de personnes pleines de bonne volonté habituées à se trouver en but aux brimades d’un monde cruel. Mêmes mimiques, bien rodées, un quart d’heure plus tard lorsque survient la question du repas: horreur incrédule du gentil couple, comment cela, la compagnie n’a pas embarqué les plateaux-repas spécifiques pour eux? Mais ils ont payé leur place, tout de même, l’hôtesse peut-elle prévenir le purser?
Patiente et pleine de sollicitude, l’hôtesse revient avec la liste des plateaux-repas, mais ce menu allemand (la compagnie est Lufthensa) n’éveille que des grimaces navrées. L’hôtesse revient encore une fois, avec tout ce qu’elle peut offrir au couple souffrant avec un stoïcisme bien visible: une banane et trois pommes, c’est tout ce qu’ils mangeront en 8h de vol! Un peu plus tard, le purser viendra discuter avec notre minorité opprimée, tout de commisération aussi souriante que volubile, et prêt à apaiser le désarroi communautariste de quelques plaisantes anecdotes. Le purser part, la jeune fille appelle un stewart: pourrait-elle avoir de l’eau? Le service est terminé, madame. Oui, mais malgré tout elle a très soif. Le stewart lui apporte une pleine bouteille d’eau minérale: sans en boire une seule goutte, l’enfant-femme l’enfouit dans le désordre du couffin.
Quand la jeune fille reste enfin assise, plongée dans la lecture d’une brochure maquettée sur deux colonnes (« The Golem of Prague », lirai-je un peu plus tard), je remarque qu’elle attend un deuxième enfant. Sa plaquette lue, elle finira le voyage en compagnie d’un petit livre aux pages fines, qu’elle compulse en remuant les lèvres, la tête esquissant un mouvement de balancier.
Quel besoin d’affirmer leur différence conduit de tels jeunes gens à ces démonstrations? Faut-il qu’ils soient terriblement ordinaires pour nécessiter l’exposition publique que leur procure leur très institutionalisé et finalement très conventionnel anti-conformisme.

Arrivée: car pour Grand Central, un long véhicule brun et sale, aux vitres couvertes d’un motif qui transforme tout le paysage en décor tramé pour manga. Au-dehors, les petites maisons du Queens puis les premiers immeubles se fondent entre le blanc-gris de la pluie et le gris-bleu du crépuscule. Devant moi, une vieille dame élégante, assise en amazone sur les deux sièges, lit tranquillement un lourd hardcover. Ses cheveux blancs brillent sous le spot, ils constituent la seule lumière. Hoquetant entre deux embouteillages, le bus plonge entre des murailles indistinctes, fait halte dans les entrailles d’un complexe autoroutier, pénètre enfin dans un immense tunnel: le monde se fond dans des tons de brun et de fauve, lueurs néons et étincelles électriques, pas de skyline triomphant: on arrive dans « le ventre de la bête », comme écrivait Charyn, avec la façade colossale de Grand Central comme terminus.

#1325

Demain: New York. Et ça commence plutôt bien: je viens de découvrir que tout à côté de notre hôtel, le commissariat local (le 17th Precinct) était celui qui avait inspiré à Ed McBain son 87e District!