#2192

Week-end bédé : j’ai lu ou relu des tas de Seth (d’où le strip d’hier), d’Andi Watson et de Michel Rabagliati — trois dessinateurs au style pour moi infiniment séduisant, cette sorte de ligne claire plus claire du tout, à la fois frêle et charbonneuse, je ne sais comment définir cela mais j’aime.

En parlant de bédé, un truc me fait bien ricaner: Dupuis en ce moment a de gros problèmes avec les héritiers Jijé et Franquin, qui ont bloqué la sortie des Gringos Locos de Yann & Schwartz (biographie très — trop? — fictionnalisée du voyage aux Amériques de Jijé, Morris et Franquin, pré-publiée dans Spirou). Ce qui est d’ailleurs très triste pour Olivier Schwartz, qui se retrouve victime de la « légèreté » de son scénariste et de son éditeur (mais aucun article n’en parle, comme d’hab les auteurs tout le monde s’en fout). 35 000 exemplaires peut-être imprimés pour rien? Fichtre. Mais que la maison Dupuis, celle-la même qui a bloqué la sortie d’une monographie de Philippe Tomblaine sur Spirou, celle-la même qui n’a jamais daigné répondre ne serait-ce que par la négative aux trois courriers que j’ai fait pour demander le droit de faire un livre sur Spirou (courriers adressés successivement à Claude Gendrot, Eric Verhoest et Sergio Honorez, merci à eux), bref que la maison Dupuis qui ne se conduit guère mieux en la matière que la tristement fameuse société Moulinsart, rencontre exactement le même type de problème — quelle belle ironie.

#2189

Quelqu’un me demandait hier si on lirait de nouveaux Bodichivev (mes nouvelles uchroniques) cette année. J’en doute, mais sait-on jamais? En tout cas, l’autre jour je recherchais le cahier où sont portés les plans de toutes mes conférences (sauf de celle que je devais faire quelques jours plus tard, super: je l’ai re-rédigée, tant pis) et j’ai donc plongé dans la grande boîte verte où se trouvent en vrac tous mes carnets de notes, du temps où j’écrivais exclusivement à la main. Du coup, je suis tombé sur énormément de fragments de Bodichiev — et notamment, sur pas mal d’inédits. Inachevés, les inédits, of course. J’avais presque oublié tout ça, en fait. Enfin, je me souvenais bien des « Eaux troubles » — presque fini — et des « Marchands de couleur » — il faudrait que je refasse la fin, qui na va pas —, mais le reste m’était un peu sorti de la tête, depuis le temps.

Hum, « L’affaire du cambrioleur invisible », ça c’est la nouvelle où l’on devait rencontrer pour la première fois Félix, le frère cambrioleur/chef de gang. « Liquidation des affaires courantes », Bodichiev résout tout en demeurant assis dans un pub. « L’énigme de la maison vide », il est fichu en prison et sa secrétaire mène l’enquête. « Les loups-garous de la porte des salinières », deuxième enquête à Bordeaux. « Les voleurs de mammouth »… « Les meurtres horribles de Saint-Gilles », à Bruxelles… « Morts dans la cité du soleil », enquête dans une utopie sociale fondée à Donzère par Sonia Delaunay… J’avais rédigé un interlude qui devait être placé avant cette enquête et après une autre, je ne sais plus trop. je vais le recopier ci-dessous. « Les suicidés de Totnes » et « Deux brindilles et une pomme », notes prises lors d’un voyage que j’avais fait dans le sud de l’Angleterre…

En fait j’envisage effectivement de me remettre à écrire des Bodichiev, avec un site dédié et des versions numériques. Mais le temps, hein? Et l’énergie. On verra, on verra.

Les rares voitures de la file inverse n’étaient que des fantômes : nimbées du voile trouble de la pluie et de l’eau que soulevaient leurs pneus, elles n’étaient plus guère visibles que comme des formes imprécises, d’une clarté diffractée et nébuleuse. La barrière séparant les deux voies de l’autoroute renforçait cette impression étrange : apparaissant telle une tranche d’obscurité au-dessus de laquelle flottaient des spectres automobiles, si diffus qu’il aurait presque pu s’agir de traces lumineuses, d’échos brumeux issus d’une dimension décalée.
Il faisait nuit, il pleuvait, les gifles grises d’un orage de bonne dimension gommaient l’autoroute. Qui semblait aller en s’aggravant: petit à petit, Albert avait levé le pied jusqu’à ce que la limousine ne roule plus qu’à 50km/h. Avec une visibilité pour ainsi dire nulle : Bodichiev avait beau plisser les yeux, il ne distinguait rien au dehors. Seuls repères, les deux feux rouges d’un autre véhicule, loin devant eux, et encore plus loin derrière, les feux blancs de celui qui les suivait. L’asphalte n’était plus qu’une surface brouillée, tumultueuse, un liquide sombre et bousculé.
Il y avait tant d’eau au dehors que Bodichiev commençait presque à me sentir pousser des branchies — lorsqu’enfin la pluie se calma un peu. Calme tout relatif, mais après la violence de l’orage cette simple pluie faisait l’effet d’une complète accalmie.
Illusion seulement : l’essuie-glace arrière étant tombé en panne (« Bien le moment ! » grommela un Albert jusqu’alors impassible), le pauvre chauffeur se gara sur le parking d’une aire et sortit pour tenter de faire repartir la raclette réticente. Bodichiev sentit des gouttes durant le moment pourtant bref durant lequel la portière fut ouverte.
Albert passa derrière la voiture, tapota son essuie-glace devenu essuie-coffre. En vain. Il le manipula, le remonta, le redescendit. Éclairé indistinctement en rouge par les feux arrière, brouillé par l’eau qui ruissellait sur la vitre, le pauvre homme se transforma en étonnant spectacle d’ombres chinoises. Viat et Bodichiev échangèrent un sourire amusé. Le vent faisait légèrement tanguer le véhicule. Comme la scène menaçait de s’éterniser et que la pluie semblait redoubler de violence, Bodichiev se décolla de la banquette. Il fit descendre sa vitre et passa la tête. La douche immédiate, froide, piquante, lui fit cligner des yeux avant qu’il ne crie : « Albert ! Rentrez donc dans la voiture, vous allez attraper du mal ! »
Le chauffeur ne se le fit pas dire deux fois : il abandonna aussitôt ses efforts mécaniques pour aller regagner sa place, derrière le volant de la limousine de Don Pascual. Il s’assit avec un bruit humide et claqua vivement sa portière.
Bodichiev avait relevé sa vitre et s’occupait d’essuyer son visage déjà trempé, avec un mouchoir. Toujours gentleman, Viat offrit de lui prêter le sien. Sur le siège avant, Albert se contorsionna afin de retirer sa veste imbibée, puis il jeta sa casquette blanche et or sur le vêtement dégoulinant. « Vous me voyez tout à fait désolé, messieurs, commença-t-il en tournant à demi vers eux son visage basané. Je crains bien de ne rien pouvoir tirer de cet essuie-glace.
— Cela ne nous empêche pas de repartir ? demanda Viat.
— Oh non, je peux parfaitement continuer ainsi, c’est une gêne mineure, affirma Albert avec un bref hochement de tête qui envoya valser une goutte ou deux en direction des détectives. Mais je doute que nous puissions arriver à Lyon dans les temps pour que vous preniez votre vol, malheureusement.
— Alors que préconisez-vous ? s’enquit poliment Viat. Devons-nous attendre sagement ici que la pluie cesse ?
— C’est en effet une option, monsieur, fit Albert, mais je crains qu’un tel orage ne dure encore longtemps. Je serais donc d’avis de continuer notre route : il sera toujours temps de nous arrêter un peu plus loin, si vraiment nous voyions que l’autoroute devient impraticable. Qu’en pense monsieur ? » demanda Albert en se tournant vers Bodichiev.
Ce dernier achevait d’éponger son visage. Il n’émit qu’un grognement perplexe, puis dit : « Alors repartons, nous verrons bien. »
Albert éteignit le plafonnier et l’habitacle de la limousine baigna de nouveau dans une lueur rougeâtre, encore atténuée par la buée qui venait de s’accumuler sur les vitres. Albert abaissa un cliquet, l’haleine asthmatique d’une ventilation se fit entendre, puis la voiture redémarra. L’orage crépitait en sourdine sur le toit de tôle.

#2188

J’ai bien été obligé de sortir, ce matin, pour me rendre à la Poste. Brrr. C’est vraiment plus possible, ce gouvernement: Sarko a tellement perdu le Nord qu’il (le Nord) est maintenant partout en France. Et franchement, voter pour un candidat nommé Hollande, ça ne donne pas tellement confiance niveau climat, non plus.

#2185

Le déclin de l’empire américain: leur fiction populaire s’enfonce dans une complète médiocrité. Une majorité des séries TV américaines devient gentillette et inoffensive (essayez un peu de regarder Castle, Bones, Unforgottable, Grimm, Once Upon a Time ou la totalité des séries de chez Sy-Fy, par exemple: le sucre colle aux dents), quand ce n’est pas simplement facho (Blue Blood, NCIS…). Le tout avec une photo banale, des acteurs médiocres, des scénarios répétitifs, tout cela est complètement normé et calibré (j’ai d’ailleurs constaté avec tristesse que la norme HBO déteint sur les films indé genre Sundance). La comparaison avec les productions TV britannique est criante. De nos jours, même le téléfilm le moins inspiré de la BBC (exemple: Just Henry) a des acteurs épatants, une photo à tomber par terre, un degré de détail dans la reconstitution historique proprement sidérant, un formidable niveau de mise en scène et de dialogues. Et si jamais les Anglais essayent de s’approcher des normes américaines d’action — ils les dépassent, par la rudesse de leurs scénarios, les contextes socios, l’irrespect des tabous et des convenances (regardez Spooks et Hustle).

La comparaison la plus brutale, pour moi, c’est bien entendu celle à effectuer entre la série Sherlock — quasiment parfaite, d’une intelligence éblouissante — et les films « Sherlock Holmes » hollywoodiens. J’ai hélas vu le deuxième: je peux vous affirmer que c’est une merde redoutable, un film grotesque de violence et de vulgarité. Un pur film d’action hollywoodien, sans plus la moindre trace de Sherlock Holmes dedans. Le premier avait des trous de scénario et des coquetteries ridicules, mais demeurait malgré tous ses défauts assez amusant. Le deuxième n’est plus qu’un prétexte pour les explosions, poursuites et violences habituelles d’un cinéma qui ne vise qu’à l’abrutissement.

Quant au renouveau de la littérature populaire… Je m’en suis réjouis, et je continue à suivre plein de séries actuelles (dans les thématiques « littérature de l’imaginaire »)… mais j’ai récemment réalisé que, aux exceptions notables de Seanan McGuire et Gail Carriger, tous les autres auteurs que j’apprécie dans cette mouvance néo-pulp sont anglais, gallois, écossais, sud-africains, australiens… Tandis que les Américains, à part les deux formidables autrices citées plus haut, s’avèrent d’une platitude, d’une médiocrité, vraiment attristante — et j’en ai énormément lus, ces dernières années, croyez-moi. Mais je réalise que tous les mauvais étaient américains. Par exemple, Charles de Lint, qui n’est pas toujours très fin, affirmait récemment dans F&SF qu’il n’avait rien constaté d’un reproche souvent fait (dit-il) à la série « Black London » de Caitlin Kittredge (le premier, Street Magic, a été traduit je crois chez Eclipse). Pourtant je confirme: alors que c’est censé se dérouler à Londres, rien dans le décor, si peu brossé, n’évoque réellement la métropole anglaise, et les dialogues sont rédigés en dialecte américain, sans trace de langue anglaise typique. Ce roman de fantasy urbaine est si plat, si quelconque, que je ne suis pas parvenu à le finir. Pas parvenu non plus à lire en entier le premier Harry Connolly (série Twenty Palace ou Twenty Palaces, l’auteur ou son éditeur n’ont pas l’air de bien savoir). Des clichés, écriture médiocre, platitudes généralisées, pas de descriptions, pas d’ambiance… Eclipse devait publier ça (apparemment ils auraient fait faillite), en tout cas vous ne perdez rien. Alors que lorsque je lis George Mann (et encore ce n’est pas un grand styliste), Mark Hodder, Kate Griffin (un style renversant), Christopher Fowler, Trent Jamieson, Ben Aaronovitch, Mike Carey, Jasper Fforde… En bien, excusez, mais je m’éclate: voilà de la littérature populaire qui a de l’ambiance, du goût, du style, des idées, du punch, de la beauté.

À force de politiquement correct et de normalisations en tous sens, la culture populaire américaine perdrait-elle de sa force et de sa saveur? J’en ai un peu la crainte.