#338

Le journal londonien étant achevé, il est temps de revenir à des activités d’écriture plus habituelles — même si je sais fort bien que les échos d’un aussi fructueux voyage ne sont pas prêts de s’éteindre, fort heureusement. Presque un mois après je suis encore dans la même ambiance!

Profitant d’un week-end long, chose ô combien rarissime dans mon emploi du temps (beurk, je vais certainement bosser dimanche prochain), j’ai terminé un assez long papier pour la revue de BD « Pavillon Rouge »: ça fera l’objet d’un dossier sur la fantasy, une huitaine de pages dans leur numéro de décembre.

En revanche, j’ai pris du retard sur Bodichiev: j’ai dans mon carnet pas mal de notes & de fragments de nouvelles qu’il faut encore que je reporte sur l’ordi. Et je n’ai pas terminé d’effectuer les retouches suggérés par mon précieux Ugo. Olivier peut bien se marrer en disant que ce n’est pas grave puisque je vise à une publication posthume: n’empêche, je ne rajeuni pas, faut que je bosse régulièrement. 🙂

Il y a donc une vie dans les petits musées de province? Fichtre, une copine qui bosse au lycée des Chartreux à Lyon, m’a envoyé des infos glanées sur… le Musée de la Chartreuse, 130, rue des Chartreux… à Douai! Et sans pousser la folie jusqu’à souhaiter vivre à Douai (gasp!), le programme des expositions de ce musée me laisse rêveur, et même: pantois. Ils exposent Léon Spilliaert, et auparavant (je cite) « il y a eu Henri-Edmond Cross, artiste post-impressionniste, ensuite Henri Le Sidaner, peintre symboliste, qui, tous deux ont entretenu des liens avec l’univers littéraire et artistique belge, notamment avec Verhaeren, et Van Rysselberghe, tout comme Spillaert. » Je dois halluciner.

Lectures? Surtout des nouvelles — SF & inclassables: deux recueils américains récents, de Kelly Link & de Ted Chiang. Par la première, coïncidence, notamment une nouvelle intitulée « Carnation, Lily, Lily, Rose » (pas grand rapport avec le tableau de Sargent, mais quand même); une splendide fable post-mortem, très étrange. Et dans le même sujet, coïncidence, encore j’ai craqué sur « Hell is the absence of God » de Chiang, saisissant.

Ah, et puis allez donc voir le journal de Chaz Brenchley — hé oui, encore un écrivain que j’apprécie qui se met à tenir un weblog. Chic alors. Il a tout de suite tout compris: « Oh, and there’s another reason for a weblog. What better chance to be pompous? »

#337

Nineteen Sisley, or more

Comme par un fait exprès, une expo sur Alfred Sisley nous permet, à Lyon, d’encore prolonger l’obsession impressionniste de notre escapade londonienne.

Deux grincements de dents pour commencer : ces gens-là n’acceptent pas les cartes bancaires. Provincialisme imbécile… Puis : la verte profondeur du tableau « Allée de châtaigniers près de la Celle-St-Cloud » (1867) est rendue presque opaque, en tout cas virtuellement impossible à admirer, par le verre qui la recouvre.

Enfin, heureusement le reste de l’exposition effacera un peu l’amertume de ces irritantes approches… Car l’exposition est vaste, les Sisley proviennent d’un nombre remarquable de sources différentes. Promenade plaisante dans un univers feutré, tranquille & même un petit peu trop routinier. Devant certains cieux très lumineux, je réalise soudain que le copain de mon grand-père, James C. Richard, était lui aussi un peintre impressionniste : je ne discerne aucune différence de talent entre le pont de Sisley et la vue de Chinon par Richard, que j’admire depuis ma plus petite enfance…

Vague insatisfaction, tout de même : en fait, nous aimons Monet & les post-impressionnistes, plutôt que les autres impressionnistes à proprement parler… Pissaro nous ennuie, quant à Sisley, il observe les choses de trop loin, il n’a pas le nez dans la matière. Ses eaux sont beaucoup plus intéressantes que ses cieux ; selon les époques, trop de tons « éteints » (le fameux « rose » de Sisley ?) ou bien trop de clarté (ciel trop bleu). Tout cela manque d’émotions

En sortant du musée St Pierre, nous filons à Villeurbanne pour un kebab devenu trop rare. Il fait vraiment beau — non, rectification : il fait un ciel bleu. « Il fait un temps à la Sisley ! » nous amusons-nous.

Dans un livre feuilleté au musée, j’ai noté quelques noms d’impressionnistes américains — ceux-ci paraissent souvent très intéressants. Childe Hassam, Léon Dabo, Henry Ossawa Tanner : il y a encore de nombreuses découvertes à faire, tant résonances à savourer après ce séjour londonien… J’ai la tête pleine de tableaux, d’images, de sensations. L’apport de cette seule semaine ne semble pas prêt de s’épuiser…Lorsque j’observe la réalité, il me semble souvent discerner la trame de la toile, le grain de la peinture…

#336

La thérapie de la diffraction

En hiver, il arrive que se fasse trop forte la pression de la foule du centre commercial ; trop gluante la sottise humaine. Ces soirs-là, au sortir de la cohue imbécile, il m’arrive d’éprouver le besoin d’oublier.

Je me perds alors dans les petites rues — en ayant au préalable retiré mes lunettes. Le monde nocturne prend aussitôt un aspect psychédélique. Je marche sur les trottoirs le regard rivé aux lueurs : chaque lumière, chaque étincelle, aussi minime soit-elle, se métamorphose à mes yeux myopes en un halo brillant. Comme une sphère aplatie, une galette de pur scintillement qui, quelque soit sa source, a toujours la même dimension. Et ses rondelles lumineuses forment un spectacle étonnant, d’une exaltation primesautière : ne connaissant ni profondeur ni perspective, elles naissent & meurent, tressautent & palpitent, sur le fond indistinct de la rue comme des entités magiques. Cheminant avec lenteur sur le trottoir, je m’amuse à les observer, yeux écarquillés, elles se fondent les unes dans les autres, je perds leur signification pour n’en retenir que la fascination d’une pantomime abstraite. D’autant plus merveilleuse qu’elle m’est parfaitement intime : nul autre regard que celui de ma myopie ne saurait la saisir. Le trivial (feux arrières des voitures, reflets sur un lampadaire, ampoule allumée dans une vitrine, goutte d’eau sur un mur), se fait scène féerique. Le banal confine au sublime — et nul besoin d’une drogue pour cette expérience du psychédélisme.

Quant au reste du monde, le fond, le décor, il n’est au mieux qu’un vague brouillard entre or & ombre, des nuages, de vagues traits de craie. Même les façades les plus proches ne deviennent-elles jamais plus nettes que dans un tableau de Degas, gommées par la lumière qui semble en sourde. Les feuillages, nimbés par l’éclairage public, sont des poudroiement d’or indistinct ou des masses vibrantes à la Turner. Et les humains ? Invisibles, fantomatiques : au mieux, un furtif nuage de pixels sombres.

Je marche ainsi, le temps qu’il faut pour ne plus penser, ne plus ressentir rien d’autre qu’une pure émotion esthétique. La lumière diffractée chasse l’angoisse de l’agoraphobie, disperse les miasmes de la voracité humaine. Un quart d’heure, vingt minutes ? Je peux de nouveau chausser mes lunettes sur mon nez, regagner la maison avec un semblant de sérénité.

#335

Surprise en ouvrant les yeux ce matin : le ciel bleu, le grand beau temps. Je dois rêver. Me soulevant sur un coude, je regarde par-dessus l’épaule d’Olivier encore endormi : mais si, c’est bien du ciel bleu-très-bleu que j’aperçois là. Je replonge un moment — et pourtant, lorsque je me réveille pour de bon un peu plus tard, le ciel bleu est toujours bleu, triomphal. Quelle chance : justement c’était la journée où nous avions prévu de (re)faire une longue balade sur le long de la Tamise.

Métro jusqu’à Richmond : ç’avait déjà été le point de départ de ma promenade la dernière fois. Mais ce que j’avais fait sous la pluie et dans un paysage largement inondé, je vais pouvoir le refaire cette fois sous un doux soleil.

Joli contraste avec nos randos urbaines : cette fois nous sommes bel & bien à la campagne. Qu’en dire ? Le chemin suit les courbes de la Tamise, sous les arbres. Le soleil joue dans les feuilles, le bruit de l’eau nous accompagne, les ouvertures sur Kew Gardens nous offrent des perspectives ravissantes. Et comme nous commençons sérieusement à être en manque de musique, nous jouons au juke-box — « Tu as quoi en tête, toi ? » Olivier fredonne des extraits de divers morceaux de Caravan. Le cadre campagnard britannique semble particulièrement s’y prêter.

Lent & bel après-midi. De l’autre côté du pont de Chiswick, nous empruntons la promenade de Strand-on-the Green afin de déjeuner au pub Bell and Crown. Derrière la baie vitrée, nous manquons de prendre des coups de soleil. Dehors, les nuages reviennent peu à peu. Le contraste entre leur noirceur et le bleu du ciel diffracte la lumière, laisse percer des lances lumineuses, joue en reflets huileux sur la Tamise. De l’opulence bourgeoise des quais de Chiswick, nous passons aux champêtres pelouses des Duke’s Meadows. Fourbus, nous nous étendons un moment sur le muret en pierre. Une sieste en plein air, à la mi-novembre ? À Londres ? Mais oui, mais oui. 🙂

Je crains de n’avoir pas les mots qui conviendraient pour l’évocation de la tendre douceur de cette balade… La sérénité, la complicité, la senteur des feuilles sur le sol, la grâce des roseaux au bord de l’eau, le mystère des bancs enfouis dans la végétation, des longues marches vertes des Duke’s Meadows, des îlots couverts de saules, des petits bateaux échoués dans la vase, des pavés glissants, des mouettes alignées sur le rivage, du silence aérien…

La contemplation de la beauté me donne l’impression de participer à celle-ci. Et s’il arrive que la beauté humaine menace de m’arracher des larmes tant ma solitude & la beauté des autres me bouleversent, la beauté naturelle m’emplit en revanche d’une respiration libérée, d’une exaltation sereine.

Au retour, des collégiens montent dans le wagon. Olivier observe le manège d’un groupe de jeunes filles, tandis que j’admire le garçon assis en face de nous. Tadzio in the tube, nez à la grecque & grands yeux verts, les cheveux d’un blond cendré arrangés en une coupe sévère. Qu’il a l’air sérieux, ce jeune inconnu de Ravenscourt Park.

Le lendemain, jour du départ, nous effectueront une dernière boucle sur la Tamise : la rive sud de long en large — de la gare de Waterloo au Musée du Design & retour. Un dernier musée afin de la boucle soit bouclée. Sidérante & splendide exposition sur l’aluminium. Beauté & intelligence.

#334

Impressions londoniennes, longs cheminements

Refaire, redécouvrir : ce devait être lors de mon précédent voyage, je crois, que j’avais déjà effectué ces deux très longues promenades, l’une en ville, l’autre à la campagne. Et alors qu’il me reste une infinité de découvertes à effectuer, de quartiers et de promenades à faire, j’ai eu cette fois-ci l’impérieuse envie de marcher sur des sentiers déjà empruntés. Pour deux raisons, me semble-t-il : d’abord, parce qu’ainsi je pouvais les partager avec Olivier (& ainsi les re-voir à travers son propre regard) ; ensuite, parce qu’une réelle connaissance d’un lieu passe par son exploration répétée, son expérience plusieurs fois renouvelée. Le bonheur d’une première fois ne suffit pas : il faut ensuite revenir, approfondir, affiner les détails du parcours, expérimenter les variations climatiques, saisir les différences de saisons…

Savourer : une bonne promenade gagne à prendre de l’âge, comme on le dit d’un bon vin. Et de même que je ne me lasse pas d’arpenter le canal du Régent depuis que j’en ai fait la découverte, je tenais à « apprivoiser » encore un parcours Finsbury/St Paul ainsi que la remontée de la Tamise de Richmond à Hammersmith.

Rando urbaine & fine bruine : partant de l’hôtel, remonter Chad Street jusqu’à pénétrer dans le quartier verdoyant de Finsbury, monter à Percy Circus (halte gauchiste : un ancien logis de Lénine), redescendre sur Clerkenwell (un détail à préciser encore dans mon parcours, j’hésite du côté de Green Terrace et cette fois nous manquâmes carrément les Open Fields) — hum, mais pourquoi est-ce que je perd à tous les coups dans Clerkenwell ?!

Ce n’est pourtant pas un quartier si immense, ni si compliqué ? Seulement voilà : puisque je m’y perds à chaque fois, je ne suis pas parvenu à établir des repères stables, j’hésite, reviens sur mes pas… Olivier me suis sans rechigner, nous traversons une première fois la rue dans la Porte de St jean, une deuxième fois (chic : la maison hallucinante de Jane Street-Porter, voilà au moins un détour fructueux), une troisième fois… Le nez en l’air, admiration des façades, tant pis s’il pleut un peu… descente jusqu’au marché de Smithfield, puis nous croisons l’énorme vaisseau de St Bart — l’hôpital St Bartholomew, si souvent cité dans la littérature anglaise (le docteur John H. Watson venait parfois y consulter).

Je n’avais jamais osé y entrer, mais Olivier qui est dorénavant familiarisé avec le milieu hospitalier, me pousse à y faire un tour. Riche idée ! St Bart est un remarquable labyrinthe de grands bâtiments de tous les styles & de toutes les époques, une ruche fascinante. Nous effectuons une petite halte à l’abri des étranges niches en bois qui occupent une place, sous de gros arbres au feuillage sombre. Puis c’est St Paul, son dôme à la fois familier & imposant se devine au-dessus des toits. Malheur : les travaux de reconstruction de Paternoster Row sont bientôt terminés & le résultat semble aussi pire que les amateurs d’architecture pouvaient s’en désoler…

Cruel destin de cette allée qui, de rendez-vous des bouquinistes avant la seconde guerre mondiale, devint la victime en décombres des bombardements allemands (ceux-ci épargnèrent la cathédrale par un miracle qu’on eut beau temps d’attribuer au divin patron), puis subit une reconstruction de toute laideur… Des appels d’offres furent lancés ces dernières années, Quilan Terry le protégé du prince Charles gagna le concours : les tenants de l’architecture contemporaine, style Norman Foster, le déplorèrent si fort que le projet de Quinlan Terry (un spécialiste du faux-vieux) se retrouva aussi promptement remisé dans un tiroir qu’il avait été vite accepté… Mais hélas, le projet de Norman Foster ne fut pas pour autant accepté, et en définitive le redéveloppement est « l’œuvre » d’un groupe d’architectes commerciaux aussi ordinaires que peu inspirés. Paternoster Row va donc demeurer un haut lieu du mauvais goût architectural, un massif alignement d’immeubles sans style, qui menace d’étouffer la cathédrale.

Heureusement, près de la cathédrale se trouve aussi une sublime bouffée d’air frais : l’ouverture conduisant au Millenium Bridge et, au-delà, au Tate Modern. Comme un trait de lumière figé dans le métal, qui court au-dessus des eaux vertes. Retour à la troisième partie de ce compte-rendu : la descente au bord de la Tamise. 😉