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La fée de Chelsea (4 et fin)

Après des années de persuasion, Howell arracha à Rossetti l’accord d’ouvrir la tombe de Lizzie afin d’en retirer le recueil inédit de ses poèmes. Ce triste forfait fut réalisé durant une nuit humide d’automne, le 5 octobre 1869. À la lumière d’un grand bûcher, le cercueil fut extrait de terre et ouvert, et les témoins découvrir que les cheveux d’Elizabeth Siddal étaient toujours aussi glorieusement dorés, mais considérablement plus longs que de son vivant. Les poèmes furent récupérés et rapidement publiés — sans grand succès. Entre-temps, afin de ne pas assister à cette terrible dégradation, Rossetti était partit se retirer en Écosse, où il commença à boire l’affreux mélange d’opium et de whisky qui éteint définitivement son génie et mit une fin prématurée à son existence (il décéda en 1882). Peu de temps après l’ouverture de la tombe de Lizzie, une légende commença à courir dans les villages haut perchés de Highgate et Hampstead : le fantôme d’une jeune femme s’était mis à hanter les lieux. De nos jours encore, Highgate conserve la réputation d’être le cimetière le plus hanté de Londres, et une affaire de poltergeist défraya la chronique en 1978.

Charles Augustus Howell ne survécut qu’une poignée d’années à son ancien client, Dante Gabriel Rossetti. Un matin de 1890, son cadavre fut découvert dans le caniveau, devant un pub de Chelsea. Sa gorge avait été tranchée et une pièce d’or glissée entre ses dents. Son meurtrier ne fut jamais découvert — de fait, il ne fut pas réellement recherché : si grand fut le soulagement de la bonne société d’apprendre que le funeste individu avait enfin trouvé la mort, que Scotland Yard fut persuadé de ne pas faire preuve de trop de zèle dans la recherche d’un coupable.

L’affaire ne cessa pas là, cependant, puisqu’elle trouva à s’incarner de manière littéraire : en avril 1904, Arthur Conan Doyle publia dans The Strand une enquête de Sherlock Holmes intitulée « The Adventure of Charles Augustus Milverton » (nouvelle incluse dans le recueil Le Retour de Sherlock Holmes). Dans cette histoire, que les spécialistes datent de 1899, Holmes et Watson se trouvent convoqués à Hampstead (le village au-dessus d’Highgate), chez un célèbre maître-chanteur, Charles Augustus Milverton, qui veut employer le grand détective. Non seulement Holmes refuse-t-il ses services au crapuleux Milverton, mais encore finit-il par assister à son assassinat par une belle dame éplorée, en empêchant Watson d’intervenir. Le lendemain matin, lorsque l’inspecteur Lestrade vient voir Holmes pour lui demander de l’aider dans l’enquête sur le meurtre de Charles Augustus Milverton, Holmes refuse en expliquant qu’il s’agissait d’une mort méritée.

Quant à Elizabeth Siddal, une partie de son oeuvre fit l’objet d’un don au musée Tate Britain de Londres (spécialisé dans l’art du XIXe siècle), en 1984, et une rétrospective organisée en 1991 à la galerie Ruskin de Sheffield acheva de remettre en pleine lumière le talent de celle qui ne fut pas seulement l’une des fées du Préraphaélisme, mais aussi l’une de ses artistes.

#639

La fée de Chelsea (3)

En 1860, alors que le colérique Ruskin lui avait retiré son patronage et qu’elle était de nouveau malade, Lizzie épousa enfin Dante Gabriel Rossetti et s’installa avec lui à Londres, dans le quartier de Chelsea, qu’ils contribuèrent grandement à mettre à la mode. Ils vécurent dans une grande maison en brique au bord de la Tamise, dans une ambiance bohème, en compagnie du poète Algernon Swinburne, du romancier George Meredith, de Michael, le frère malade de Rossetti (qui en général payait les factures), et de toute une ménagerie d’animaux exotiques, tatous, wombats ou paons. Leurs voisins étaient l’historien Thomas Carlyle et le poète Leigh Hunt, leurs visiteurs avaient pour nom Browning, Dodgson, Whistler ou Wilde. On raconte même que c’est en découvrant un petit rongeur endormi dans la soupière de Rossetti, que Lewis Carroll conçu le fameux épisode du loir dans la théière du Chapelier fou, dans Alice au pays des merveilles.

Lizzie continua à peindre des aquarelles d’inspiration romantique et médiévale, aida à la décoration de la Red House de William Morris et collabora à des illustration de Georgiana Burne-Jones. Hélas, elle accoucha en 1861 d’une enfant mort-née et sombra aussitôt dans une dépression post-natale. Elle commença à prendre du laudanum (une teinture d’opium). Dans le même temps, Rossetti la trompait avec d’autres femmes. Un mois plus tard, l’autre modèle favori des Préraphaélite, Jane Morris, donna naissance à une petite fille en bonne santé, ce qui provoqua une nouvelle aggravation de la dépression de Lizzie. En 1862, alors qu’elle attendait un nouveau bébé et que Rossetti se trouvait chez sa vieille maîtresse, Fanny Cornforth, Elizabeth Siddal prit une dose beaucoup trop importante de son médicament habituel. Elle mourut le lendemain. Accident ou suicide ? Hunt détruisit-il un mot d’adieu, ainsi qu’on le prétendit parfois, ou bien Lizzie ne fut-elle que l’une des très nombreuses victimes des incertitudes du laudanum ?

Le corps de Lizzie fut inhumé au cimetière d’Highgate, au-dessus de Londres. De nombreuses personnalités y reposent, parmi lesquelles Karl Marx.

Dante Gabriel Rossetti, fou de douleur et de remord, plaça dans le cercueil de Lizzie l’unique manuscrit du recueil de poèmes qu’il venait d’achever. Il s’occupa ensuite de réunir les tableaux de Lizzie, et de photographier ses dessins et croquis, afin qu’ils ne se perdent pas. Pour autant, il n’avait plus la santé nécessaire pour promouvoir l’art de sa bien-aimée, et tandis que sa propre carrière entamait un irréversible déclin, et qu’il commençait lui aussi à prendre du laudanum, le nom d’Elizabeth Eleanor Siddal devint synonyme de muse tragique mais l’on oublia qu’elle avait été, aussi, une artiste-peintre de talent.

Rossetti fut alors forcé de prendre comme agent un individu sans scrupules, nommé Charles Augustus Howell, qu’il s’il affichait la profession de représentant artistique tirait en fait le principal de ses revenus de ses activités de maître-chanteur. C’est ainsi qu’il s’occupait aussi des affaires de Ruskin et de Swinburne, et profitait des relations de ceux-ci pour extorquer l’argent de ses chantages à une bonne partie de la bonne société londonienne.

(à suivre)