#1883

Il est certain que j’ai des trous béants dans ma culture littéraire. Vous me direz, la plupart des gens s’en foutent. Moi pas. Longtemps que je me dis qu’il faut que je lise Proust. Longtemps que j’hésite devant Camus ou Malraux. Faut dire que je suis très anglophile, j’ai donc plus aisément tendance à découvrir des classiques anglais. Et puis lorsque j’ai formé mes goûts littéraires, il me semblait moins intéressant de suivre les prescriptions officielles que de fouiner au sein de la « spéculative fiction ». Je trouvais chez Jeury, chez Brunner, chez Spinrad, chez Disch, bref dans cette génération science-fictive des environs de 1975, matière à réfléchir, spéculations qui me parlaient, poussées d’utopies, dystopies criantes de vérité… Et la preuve, c’est qu’aujourd’hui les États baissent leur froc devant les banques, que les « marchés » dictent une loi n’ayant rien à voir avec aucune démocratie, que des puissances privées internationales dévorent l’espace public… Sans parler du réchauffement planétaire, des crises et des pénuries qui enrichissent une minorité, enfin quoi, on vit du Jeury ou du Brunner, maintenant… Et pendant ce temps Spinrad meurt du cancer dans un hôpital new-yorkais. Alors, la littéraire classique, la « grande littérature », là-dedans? Si je suis devenu amateur de Giono, c’est parce que deux profs de lettres succesifs m’ont communiqué leur passion. Si je suis fan de Flaubert, c’est parce que mon camarade Olivier m’a communiqué sa passion. Je marche surtout à la passion, oui, c’est une évidence.

C’est pourquoi j’admire Alix de Saint-André: je lis son Il n’y a pas de grandes personnes et c’est magistral, cette manière à la fois brillante et (faussement) simple de parler de sa passion pour Malraux, de son goût pour Proust, d’évoquer avec légèreté sa propre vie et carrière littéraire, de toucher sans en avoir l’air tant d’aspects de la vie et des oeuvres de Malraux et de Proust… Pas la première fois que je lis Alix de Saint-André: fut un temps, même, j’offrais constamment autour de moi son premier roman, L’Ange et le réservoir de liquide à freins. Je l’ai offert une fois de trop, d’ailleurs, car je constate que je ne l’ai même plus dans ma bibliothèque ; il faut que je le rachète. J’avais lu aussi avec grand intérêt ses Archives des anges et avec grand amusement son deuxième roman, Papa est au Panthéon. De la littérature française ni chiante ni pesante, mais légère, intelligente, pétillante. Pas de cette fichue « littérature blanche », mais colorée, au contraire. Admiration. J’ai peu vu l’auteur lorsqu’elle était chroniqueuse sur Canal+, mais elle m’avait déjà « tapé dans l’oeil » par son originalité, quelque chose de vrai et de profond. Cette fois encore elle m’épate, je suis même un peu envieux d’une telle aisance à brasser des choses et des niveaux si différents en un seul ouvrage, et d’être aussi lisible — avec une réelle beauté stylistique.

Bon, sinon que lis-je? D’autres livres, en même temps: j’ai toujours plusieurs bouquins en train, classique boulimie de lecteur acharné, je suppose. Donc toujours Territoire du vide d’Alain Corbin, un essai d’ « histoire des sens » (rien que cette formule est superbe), sur le rapport au rivage et à la plage au XVIIIe et au XIXe siècle. Et puis Corduroy Mansions d’Alexander McCall Smith, premier d’une nouvelle série selon le même principe et vraiment le même ton que ses 44 Scotland Street, mais cette fois à Londres. Ce n’est assurément jamais aussi profond, touchant, littéraire, que ses « Isabel Dhalousie », mais j’aime quand même, c’est sans prétention, très drôle, souvent attachant.