#1968

« Peut-on être un amateur éclairé des villes comme on est un amateur de peinture ou de musique? Cette ville apprivoisée, adoucie, esthétisée, comparée à d’autres villes, est-ce encore notre ville? » s’interroge Pierre Sansot en 1999 dans Poétique de la ville. Un livre dont j’ai le chagrin d’avouer qu’il me résiste: il n’est pas dans la veine poético-sociologique des autres livres que j’ai lu de ce philosophe, mais bien de la philo, justement, avec ce que cela sous-entend de vocabulaire passablement opaque (le premier chapitre a « objectale » dans son titre….) et d’abstraction à haute dose, trop pour moi en tout cas, ç’en est frustrant. J’ai l’impression d’atteindre là mes limites de lecteur, et je lutte pour les dépasser.

Il faut dire que ces derniers temps je lis beaucoup sur la ville, dans une optique psycho-géographique. J’avais commencé à réfléchir sur la possibilité d’écrire un petit essai sur la fantasy urbaine, suite à mon enthousiasme pour le Bit-lit! de Sophie Dabat. Je ne sais encore si ce sera faisable, tant la production actuelle peut être souvent médiocre, souvent répétitive. Il y a pourtant de vraies oeuvres, d’excellents auteurs — Kate Griffin par exemple (à sortir chez Eclipse), Mike Carey (qui ne se vend pas chez Bragelonne me dit-on, quel dommage), Seannan McGuire… Mais cette ligne d’enquête m’a amené à réfléchir aux origines du mouvement, puis à ses liens éventuels avec la psycho-géographie (liens évidents chez Carey, Fowler et Griffin). Et puis, comme bien souvent, j’étouffais un peu à ne lire que de la fiction et avais besoin de revenir aussi aux essais et à la prose poétique.

Une psycho-géographie qui va assurément tisser un axe de réflexion des Moutons électriques dans les prochaines années — nous avons débuté cela avec Géographie de Sherlock Holmes, le beau-livre que j’ai fait avec Xavier Mauméjean, et vont être mis en chantier des volumes de la Bibliothèque rouge sur des lieux et des villes… Alors, en attendant un éventuel volume sur la fantasy urbaine (je n’ai pas encore décidé), j’ai pris la tangente d’un volume sur la psycho-géographie. Et de lire ou relire Soft City de Jonathan Raban, Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, Psychogeography de Will Self (dont la longue introduction sur sa marche de Londres à New York est un morceau de choix), (Fenêtres de Manhattan d’Antonio Muñoz Molina… Après avoir lu en tâche de fond ces derniers mois Hackney, That Rose-Red Empire de Iain Sinclair, lecture ardue mais fort riche…

Et de marcher dans Lisbonne avec tout cela en tête, d’ouvrir la fenêtre de ma chambre d’hôtel un soir afin de respirer la ville — ma mère disait que Lisbonne n’avait pas la même odeur qu’une ville française, qu’elle retrouvait la senteur de Madère, je ne suis jamais allé dans cette île mais je voulais en avoir le coeur (le nez) net, et c’est vrai, la ville sentait autre chose que les tons de fumée nocturnes d’une cité française, un peu d’iode, un peu de vase ou de mousse, un peu de pin… Une senteur entre mer et terre, curieusement champêtre pour une entité urbaine.

Et de marcher dans Lisbonne en regardant les différences de la vie quotidienne: ainsi les vitrines de restaurants où sont exposés des quartiers de viande, des poissons bien alignés ou des crevettes formant des motifs; les vitrines des omniprésentes patisseries avec leurs multiples tourtes; les petites échoppes camouflées partout, épiceries, merceries, patisseries, comme autant de minuscules grottes ménagées au pied des immeubles, parfois dans un bout de couloir, avec des comptoirs et si peu de marchandise à chaque fois. Sans doute était-ce ainsi en France, autrefois, du temps de ma grand-mère. Je plaisante souvent qu’à St-Étienne j’ai l’impression de revenir dans les années 1970; à Lisbonne à bien des égard ce sont plutôt les années 1950 qui sont encore présentes. Et même avant: le funiculaire, le petit tram, tout ce bois vernis presque inchangé depuis le XIXe siècle.