#1982

Hier, la douceur du temps et un certain vague-à-l’âme m’ont poussé dehors. Avec comme alibi de devoir livrer quelques bouquins à une copine libraire. Un ciel gris roulait en vagues maussades au-dessus des toits, promettant une pluie qui n’arriva pas. Comment pratiquer la dérive dans une ville que je connais si bien? Eh bien, en tâchant d’emprunter des artères différentes de mes habitudes, et chaque fois qu’au bout d’une rue apparaît un carrefour connu, bifurquer aussitôt. Essayer de se perdre tout en gardant en tête une destination, l’exercice n’est pas aisé mais intéressant.

Le quartier de la Guillotière est à la fois l’un des plus banals et des plus curieux de la ville — car l’on y passe des rues traditionnelles, bordées de petits magasins (toute la longueur de la Grande rue de la Guillotière) au quartier des étudiants, et au retour, une rue ouest-africaine (rue Sébastien Gryphe ; j’y croise un jeune noir qui lance un large sourire à deux copains passant en voiture. La vitre s’abaisse, le passager lance « Policière, cours! » et le sourire de disparaîre d’un coup, le garçon part au galop — tandis que les deux de la voiture éclatent de rire. Lorsque je me retourne un peu plus tard, le garçon court toujours, à l’autre extrémité de l’artère), le quartier chinois, le quartier arabe, le quartier turc. Ce cosmopolitisme m’amuse, la vie des rues est diverse, bigarrée, populaire au plein sens du mot. Pittoresque.

De temps à autre, le réseau des petites boutiques cède la place à un commerce alternativo-bobo (librairie anarchiste, vendeur de terreau bio et d’articles en chanvre, café équitable et artisanat ethnique ou l’inverse). De temps à autre, les façades anciennes laissent la place à un laid bâtiment de cette architecture commerciale sans âme ni talent qui pousse partout, de préférence avec un assureur ou un banquier à ses pieds. Au sein d’une alignée de fenêtres basses s’ouvre une allée pavée, je glisse un regard, le mot « dépôt » m’attire — c’est un grand dépôt-vente au sein d’un ancien relais de la poste à cheval (il en subsiste plusieurs dans les environs). Mon amour du chinage me conduit dans les allées de canapés avachis et de fringues froissées, de bibelots d’une laideur qu’on croirait universelle, de vieux vinyls et de chaises en formica.

Non loin, un autre bric-à-brac. Un vieux monsieur sermone une voleuse, deux vieilles dames déposent leur cabat, j’achète une belle chemise blanche à 3 euros et trois « Bibliothèque verte » (des Michel). En sortant, le plus laid des canapés trône, non pas au sein des occasions du secours catholique, mais en vitrine d’un magasin. Sièges en cuir blanc clouté de gros diamants, coussins noirs décorés en or de zigzags égyptiens — idéal pour le salon d’un dignitaire copte. Je file jusqu’à ma boutique favorite, celle dont les senteurs et les couleurs me font toujours naître un large sourire: Bahadourian, la grande surface exotique. Niveau alimentation, c’est le Harrods ou le Fortnum & Mason de Lyon, bien caché derrière une façade sans prétention. Le nom de la place en dit cependant long sur sa renommée: place Bahadourian, tout simplement. Les autorités ont visiblement voulu éviter le fiasco du nom officiel de la toute proche place Gabriel-Péri, qu’aucun Lyonnais n’appelle jamais autrement que place du pont. À l’intérieur, l’épicerie fine de tout l’Orient – et un peu d’ailleurs, même, comme le prouve cette tisane de baobab. Où voulez-vous trouver sinon du mi-figue mi-raisin ou du coucher de soleil (ce sont des confitures), des gros cornichons doux, des piments en bocaux, des sauces algériennes, marocaines ou tunisiennes à presser comme du ketchup, un étalage de harissa proclamant « le bled près de chez vous », des amoncellement multicolores et odorants de sacs d’épices et de graines de toutes sortes, des mètres linéaires de thés, des vitrines emplies de plein de différentes olives?