#1984

En fin d’année, j’ai déposé des dossiers de bourse d’aide à l’écriture, auprès du CNL et de la Région. Parmi les éléments demandés figuraient des éléments biographiques. Curieux exercice que celui-là: résumer sa vie. En peu de lignes, en événements clefs. Bio ou autobio, l’écriture d’une existence est encore plus une réécriture que ne l’est déjà la mémoire personnelle. Comment organiser ce qui au fil de la vraie vie n’est qu’aléatoire, occasions saisies ou manquées, enchaînements sans logique, humeurs, labeurs, habitudes, mauvais plans et petits bonheurs… Juste sur une feuille, quelques faits saillants d’ordre éditorial ou scriptural, histoire d’espérer toucher quelques sous pour écrire avec un peu plus de sérénité.

#1983

Très curieux: une lumière mauve baigne le paysage derrière ma vitre, virant peu à peu au violet comme la nuit tombe. Et descend avec cette dernière un voile de brouillard, qui gomme le haut des toits. Seule cette fichue grue est encore nette. Ce qui tout à l’heure baignait dans une lumière dorée, riante, a pris un aspect maladif.

Pas trop la forme en ce moment, du mal à bosser. Blues de saison, je suppose. Heureusement, Jean-Jacques Régnier était là le week-end dernier pour boucler avec moi le douzième Fiction (peut-être notre sommaire le plus « fort », des nouvelles très belles), et Julien Bétan sera là à partir de demain pour que l’on mette en pages Frank Miller, urbaine tragédie de Jean-Marc Lainé. Ensuite, j’aurai à faire la maquette de Mythe & super-héros d’Alex Nikolavitch (ce sont les deux Miroir-BD à sortir en avril). On sortira une troisième monographie sur les comic books juste derrière, sur Grant Morrison (par Yann Graf), mais c’est Rafu qui s’en charge et la maquettera. Sinon, discussions sur Yellow Submarine: Nicolas Lozzi boucle le n°135 sur le Japon (à sortir fin août), on va préparer pour l’an prochain un n°136 sur l’image de l’Afrique noire dans la SF, puis la revue changera de nouveau de rédac-chef.

#1982

Hier, la douceur du temps et un certain vague-à-l’âme m’ont poussé dehors. Avec comme alibi de devoir livrer quelques bouquins à une copine libraire. Un ciel gris roulait en vagues maussades au-dessus des toits, promettant une pluie qui n’arriva pas. Comment pratiquer la dérive dans une ville que je connais si bien? Eh bien, en tâchant d’emprunter des artères différentes de mes habitudes, et chaque fois qu’au bout d’une rue apparaît un carrefour connu, bifurquer aussitôt. Essayer de se perdre tout en gardant en tête une destination, l’exercice n’est pas aisé mais intéressant.

Le quartier de la Guillotière est à la fois l’un des plus banals et des plus curieux de la ville — car l’on y passe des rues traditionnelles, bordées de petits magasins (toute la longueur de la Grande rue de la Guillotière) au quartier des étudiants, et au retour, une rue ouest-africaine (rue Sébastien Gryphe ; j’y croise un jeune noir qui lance un large sourire à deux copains passant en voiture. La vitre s’abaisse, le passager lance « Policière, cours! » et le sourire de disparaîre d’un coup, le garçon part au galop — tandis que les deux de la voiture éclatent de rire. Lorsque je me retourne un peu plus tard, le garçon court toujours, à l’autre extrémité de l’artère), le quartier chinois, le quartier arabe, le quartier turc. Ce cosmopolitisme m’amuse, la vie des rues est diverse, bigarrée, populaire au plein sens du mot. Pittoresque.

De temps à autre, le réseau des petites boutiques cède la place à un commerce alternativo-bobo (librairie anarchiste, vendeur de terreau bio et d’articles en chanvre, café équitable et artisanat ethnique ou l’inverse). De temps à autre, les façades anciennes laissent la place à un laid bâtiment de cette architecture commerciale sans âme ni talent qui pousse partout, de préférence avec un assureur ou un banquier à ses pieds. Au sein d’une alignée de fenêtres basses s’ouvre une allée pavée, je glisse un regard, le mot « dépôt » m’attire — c’est un grand dépôt-vente au sein d’un ancien relais de la poste à cheval (il en subsiste plusieurs dans les environs). Mon amour du chinage me conduit dans les allées de canapés avachis et de fringues froissées, de bibelots d’une laideur qu’on croirait universelle, de vieux vinyls et de chaises en formica.

Non loin, un autre bric-à-brac. Un vieux monsieur sermone une voleuse, deux vieilles dames déposent leur cabat, j’achète une belle chemise blanche à 3 euros et trois « Bibliothèque verte » (des Michel). En sortant, le plus laid des canapés trône, non pas au sein des occasions du secours catholique, mais en vitrine d’un magasin. Sièges en cuir blanc clouté de gros diamants, coussins noirs décorés en or de zigzags égyptiens — idéal pour le salon d’un dignitaire copte. Je file jusqu’à ma boutique favorite, celle dont les senteurs et les couleurs me font toujours naître un large sourire: Bahadourian, la grande surface exotique. Niveau alimentation, c’est le Harrods ou le Fortnum & Mason de Lyon, bien caché derrière une façade sans prétention. Le nom de la place en dit cependant long sur sa renommée: place Bahadourian, tout simplement. Les autorités ont visiblement voulu éviter le fiasco du nom officiel de la toute proche place Gabriel-Péri, qu’aucun Lyonnais n’appelle jamais autrement que place du pont. À l’intérieur, l’épicerie fine de tout l’Orient – et un peu d’ailleurs, même, comme le prouve cette tisane de baobab. Où voulez-vous trouver sinon du mi-figue mi-raisin ou du coucher de soleil (ce sont des confitures), des gros cornichons doux, des piments en bocaux, des sauces algériennes, marocaines ou tunisiennes à presser comme du ketchup, un étalage de harissa proclamant « le bled près de chez vous », des amoncellement multicolores et odorants de sacs d’épices et de graines de toutes sortes, des mètres linéaires de thés, des vitrines emplies de plein de différentes olives?

#1981

« Les lieux vides et flous que j’explorais m’offraient le surplus d’inconnu que me refusait désormais la fiction, musique d’ambiance moulinée par la télévision, et les magazines, pâte grise égalisant les surfaces, arrondissant les angles et bouchant les fissures. J’étais revenu au réel pour trouver du merveilleux, alors que c’est précisemment cette quête qui m’en avait, à l’origine, éloigné. » (Philippe Vasset)

#1980

Lectures du début d’année: une relecture, en fait, et un peu de psycho-géographie.

Dans ce deuxième cas, il s’agit d’un petit livre conseillé dans un commentaire ici-même par Jean-Jacques Régnier, Un Livre blanc de Philippe Vasset (Fayard, 2007). L’auteur, géographe de formation et fasciné par les cartes, a décidé d’aller identifier et explorer la zones blanches sur les cartes de la proche banlieue parisienne. Des endroits que les cartographes ont laissé vierges, faute de savoir en décrire le contenu fluctuant et souvent à l’état de friche. Et Vasset lui-même a hésité entre plusieurs approches, pour donner un sens à sa démarche et justifier, en quelque sorte, ses promenades. C’est tout cela qu’il nous confie, dans une prose très belle, blanche et hésitante comme les zones qu’il explore. Il faudrait que je trouve le moyen d’exprimer le plaisir que je ressens à lire ce type de récits, si subjectifs, qui participe bien sûr de celui que j’ai à mener aussi ce genre de dérives, comme disaient les situationistes.

Ma relecture, c’est celle d’un thriller anglais, Dispossession de Chaz Brenchley. Je crois que cet auteur n’a jamais été traduit en France, ce roman date en tout cas de 1996. L’envie m’a pris de le relire car j’y repensais (preuve que les images qu’il recèle furent pour moi marquantes) et j’ai réalisé que j’avais tout à fait oublié les tenants et les aboutissants de son intrigue. C’est l’avantage de ma médiocre mémoire: ainsi puis-je relire des romans sans en savoir la fin! Et je le redécouvre, aussi séduit que la première fois. Un avocat ayant perdu trois mois de mémoire, durant lesquels il a soudain changé de vie de tout au tout; son amitié avec ce qui semble bien être un ange; son implication dans un complot… Captivant, et littérairement superbe.