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Arsène Lupin, une vie – work in progress.

(…) Dans la nouvelle déjà évoquée, « Les Jeux du soleil », Lupin a la coquetterie de s’exclamer que l’on connaît tout de sa vie. En vérité, si tel était le cas notre travail de biographe serait exceptionnellement aisé. Leblanc n’a en effet chroniqué que les « affaires » les plus spectaculaires traitées par son ami, et encore, seulement celles sur lesquelles Lupin voulait bien s’exprimer. Soucieux de protéger ses collaborateurs comme sa réputation, Lupin ne disait pas tout à l’écrivain, loin de là. Leur rapport n’était pas celui d’un chercheur avec son sujet, mais d’un hagiographe avec une vedette. Soucieux de bâtir sa propre légende, Lupin ne révélait donc que des faits sensationnels, les péripéties les plus exaltantes. Il pouvait suggérer un titre pour les narrations de son ami (toujours dans « Les Jeux du soleil », il propose de nommer « Le Signe de l’ombre » une de ses aventures et Leblanc nous apprend que Lupin lui a évoqué d’autres épisodes sous les noms de « L’Anneau nuptial » et « La Mort qui rôde ») mais livrait bien peu de choses de sa vie intérieure, et encore moins de ses détails les plus intimes. Leblanc ne nous dit pas, par exemple, quelle est la couleur de ses yeux : ç’en serait trop révéler sur un homme qui passe son temps à changer d’apparence.
Il y a dans les vies exceptionnelles qui intéressent la « bibliothèque rouge » une polarisation presque exclusive sur l’action, au détriment de l’aspect quotidien et domestique. Nos sources proviennent en effet de la littérature populaire, c’est-à-dire d’une mise en scène spectaculaire du réel. Lorsque le docteur Watson parle de Sherlock Holmes ou qu’Agatha Christie chronique les enquêtes d’Hercule Poirot, leur visée n’est pas purement biographique mais plutôt utilitaire : que leur importe de nous décrire exactement la domesticité du 221, Baker Street ou l’organisation spatiale de Whitehaven Mansions, ce qui compte c’est le « fait divers », le déroulement de l’enquête en cours. Ce que l’on glane comme renseignements sur l’enfance de telles figures publiques n’est donc que parcellaire au mieux, tirés de réminiscences passagères ou de références à un cas ayant occupé leurs débuts. Le sujet des parents oppose plus encore d’ombres au chercheur : Sherlock Holmes ou Hercule Poirot semblent s’imposer comme des individus exemplaires, des cas uniques, ils ne souhaitent donc pas exposer leurs racines. Ils se conduisent comme s’ils ne devaient rien à leur éducation, à leur famille. Leurs historiographes leur érigent une statue, pas une généalogie. (…)