Lu: Le Royaume de l’été, par James A. Hetley (chez Mnémos « Icares »).
À la charnière des années 1980 et 1990, la fantasy américaine à la recherche d’autres paradigmes que ceux hérités de Tolkien, se réinventa une modernité : ce fut la mode de la « fantasy urbaine ». Une manière élégante de marier l’âpreté quotidienne du réel contemporain et les charmes immémoriaux des mythes : les fées n’ont pas quitté notre monde, elles se sont simplement adaptées à son évolution et, suivant le mouvement des exodes ruraux, ont peu à peu colonisé les villes, en privilégiant les recoins les plus obscurs et les marges les moins visibles de nos grandes cités.
Il serait possible de tracer ici un parallèle avec certaines formes de musique: la fantasy médiévalisante héritée de Tolkien ferait alors figure d’équivalent du progressive rock symphonique, tandis que la fantasy urbaine rencontrerait les préoccupations du gothique. Et à l’instar de la musique goth, la « urban fantasy » canalisa une certaine révolte post-adolescente dans des récits jouissivement enténébrés, hantés de silhouettes habillées en noir, de beaux rockeurs aux oreilles pointues, d’enfants perdus, de clochards aux pouvoirs occultes, de marginaux au grand coeur et de légendes celtiques.
Une poignée d’écrivains, les Scribblies de Minneapolis et leurs amis, commança à développer ces motifs, d’abord dans le cadre d’une collection pour adolescents (Bordertown) puis plus largement, dans des romans de plus en plus ambitieux. Le canadien Charles de Lint s’érigea en grand maître du mariage de la ville et des fées, le genre rencontra un bon succès, devint mode commerciale, même une mercenaire telle que Mercedes Lackey s’y essaya… Et puis, comme toute mode, celle-ci s’épuisa, seul De Lint continua à poursuivre son chemin sur cette voie qu’il sait particulièrement magnifier.
Pour autant, si la « fantasy urbaine » appartient maintenant largement au passé (récent) des littératures du merveilleux, les éditeurs français commencent à peine à la découvrir, semblant traiter cette approche de la fantasy comme si elle relevait d’une folle expérimentation — alors qu’on sait pourtant qu’elle rencontra un certain succès commercial. Le lecteur purement francophone, par conséquent, ne connaît encore aujourd’hui de la « fantasy urbaine » que de très rares titres. À commencer par deux authentiques chef-d’œuvres: Neverwhere de Neil Gaiman (chez J’ai Lu) et Le Dernier magicien de Megan Lindholm/Robin Hobb (chez Mnémos). C’est l’éditrice de ce dernier roman qui nous offre maintenant une petite perle rare: un roman récent (parution originale en 2002) de pure « fantasy urbaine ». Passé relativement inaperçu lors de sa parution outre-Atlantique, Le Royaume de l’été de James A. Hetley mérite pourtant notre attention et notre estime.
L’hiver est rude, dans l’état du Maine. Petite ville sans charme particulier, de ces agglomérations nord-américaines sans histoire ni identité marquée, Naskeag Falls est battue par les pluies de neige fondue, les vents glaciaux et les nuages lourds de février. Deux jeunes femmes, soeurs aux cheveux roux et aux jobs tristounets, vivent ensemble faute de mieux dans un appartement au bas loyer: Maureen et Jo. La première est du genre dépressive chronique, rêveuse un peu morbide écrasée par la vie. La seconde est une battante, une démerdeuse qui sait ce que survie urbaine veut dire. Deux existences ordinaires, médiocres — jusqu’à ce qu’une nuit, Maureen ne se retrouve traquée par un drôle d’individu, un gars baraqué qui, dans une impasse sombre, semble exsuder sa propre lumière et enraye d’une manière ou d’une autre le revolver de la jeune femme. Surgit soudain un chevalier blanc, la tête ceinte d’une courrone dorée! Mais non, Maureen a mal vu, ce n’est qu’un gaillard hirsute, sa couronne n’est qu’une casquette… Pourtant, ce chevalier servant au look douteux pourfend bel et bien le maléfique ennemi de Maureen, et ce dernier ne tarde pas à se dissoudre en flamèches! Hallucinée, choquée, Maureen se laisse reconduire chez elle par son sauveur, mais un détour par un bar de nuit finit mal: l’établissement finit en flammes. Le lendemain, Maureen est contactée par la femme qu’elle avait aperçue dans le bar. Une femme surgit elle aussi de nulle part, apparemment, et qui lui confie avec un amusement non dissimulé la véritable nature du chevalier servant de Maureen: il s’agit d’un Pendragon, moine guerrier d’un ordre d’être féeriques convertis au christianisme. Et Maureen dans tout ça ? Son sang est mêlé : mi-humain, bien sûr, mais aussi mi-Ancien, et donc objet de bien des convoitises…
Hetley ne se trompe pas, en tissant les fils d’un roman quasiment archétypal de « fantasy urbaine ». Tout y est : le petit groupe copain de folk-rock, les larges emprunts au celtisme, les rapports avec les mythes arthuriens, la relecture des légendes féeriques anglo-saxonnes, les protagonistes coincés entre monde réel et monde magique (le Royaume de l’été, beaucoup plus pervers et cruel que la plupart des légendes ne nous laisseraient le deviner), les poses hyper-romantiques et les envolées de lyrisme gothique. L’écriture est assez belle, l’aventure haletante. Le tout livre un joli exemple d’une fantasy libérée du joug médiévalisant, qui sait malgré tout se faire populaire et divertissante.
« C’est du Poe, pas du Lewis Carroll », pense à un moment la terrible Fiona : mais alors, du Poe éclairé par de grands riffs de guitare électrique.