Étrange état, jeudi dernier: encore la crève, je flottais comme dans un très fin voile de coton, et fis mon hebdomadaire trajet à pied home/kebab en marchant fort lentement, le nez plongé dans mon bouquin (Jordan Fantosme de Jean Baptiste Evette, chez Folio) et la tête ailleurs, légèrement euphorique.
J’avais par moment du mal à fixer mon attention — vue un peu trouble, cellules grises embrumées. R. et M. parlaient sérieusement. Z. nous présenta une collègue, sa remplaçante — je ne lui prêta pas tout de suite attention, distrait par le brouillard qui envahissait le restau (!). Parvenant enfin à fixer mon regard sur elle une seconde, je bafouillai un quelconque « bonjour, désolé, crève » en guise d’excuse. N. arriva, S. aussi — nous évoquâmes ses doubles, ses vies québécoises parallèles, ses accents circonflexes… Visage connu, barbe grise: Patrice Duvic est là aussi. J’ai bien du mal à suivre les conversations, d’un côté S./Patrice, de l’autre R./M…. Je flotte, inattentif, capte que M. s’interroge sur le chuchotement en chinois (langue si musicale) mais ignore pourquoi, il est question d’un livre étrange & enthousiasmant, conseillé par Gilou & évoqué par S. (Alice est montée sur la table de Jonathan Lethem, éd. de l’Olivier). Je ne sais plus pourquoi nous parlons d’A&A, l’ex-fanzine de Francis Valéry — ah si: M. avait demandé à lire les textes de Christian Oster que j’y avais publié fut un temps. É. passera en fin de repas.
Aujourd’hui, autre état. Un reste de crève, peut-être? Olivier écoute Echoes des Floyd avant que je ne parte — trop fort échos sentimentaux, trop de souvenirs, racines émotionnelles, je pars avec un peu de vague à l’âme. Tente de lire un peu, relève la tête lorsque je réalise que je commence à ne pas me sentir bien, froid, vertige. Impression de détachement — ces temps-ci je vois autour de moi le monde bouger, vivre, palpiter, alors qu’en moi je ne sens que le froid, comme un creux. Pff, stupide déprime. Fugitive, une phrase me passe en tête: je porte mon existence comme un manteau trop grand. Mon malaise s’accentue lorsqu’au coin d’une rue, près de deux poubelles, je vois un beau chat étendu, pose faussement relaxée — je me dis « oh non »: il ne respire plus. Figé dans la mort, fauché par une auto — un peu de sang a coulé au coin de sa bouche. Il est si beau — noir aux reflets chocolat, le poil mi long, un très beau matou (pourquoi m’imagine-je qu’il s’agit d’un mâle?). Je me relève un peu nauséeux, bouleversé. J’accélère soudain le pas, pressé d’atteindre le kebab, de retrouver cette si précieuse chaleur — celle de l’amitié.
Une calvitie luit doucement au fond de la salle: J-M le rockeur, sa première venue en ces lieux. F. et S. sont là aussi. Je m’installe, change de place. Toujours trop froid, un peu grognon. Z., puis R. Faire un CR? F. prend des notes. Climat, matériau de construction, Corse, avion biplace, poutine, Anthony Trollope, convention & Braderie, choix de vie, timidité, bureau borgésien… Je repars grelottant mais psychologiquement réchauffé. Fais un tour en ville, rassénéré — flûte, manqué mon rendez-vous. Tant pis, je trouve quand même le moyen de dépenser quelques sous. Bougies, encens, bouquins, cadeau: je ne devrais jamais aller en ville, ça me coûte cher.