#67

Et en parlant de villes oniriques… Mon quartier a en ce moment, la nuit venue, un caractère assez inhabituel. Il semblerait que l’éclairage public d’une bonne portion du 3e arrondissement soit en panne (depuis plus de quinze jours: c’est fou!), et donc, dés que la nuit tombe, ne restent pour éclairer cette partie de la ville que les frontons brutaux des magasins, les enseignes luisantes, le tremblement cathodique de la nouvelle pub géante ornant la façade du centre commercial, les phares blancs des voitures, la lueur bleue de l’intérieur des trams, les petits feux bleu ou rouge encastrés le long des voies ferrées dudit tramway…

Rentrer du boulot présente donc, en ce moment, un charme étrange & séduisant… Celui d’une ville mangée d’ombre (alors que le Lyon by night est d’ordinaire noyé de lumière), éclairée chichement & anarchiquement, où des éléments habituellement invisibles acquièrent une beauté subite (par exemple, les immenses escaliers du nouvel immeuble de bureau contre la voie de chemin de fer), où les trottoirs sont de longs espaces d’encre, où le ciel nocturne retrouve une présence…

Du relief: c’est ma principale impression. Alors que la lumière orangée des lampadaires gomme d’habitude les différences, émousse les choses, les alternances actuelles de clair & d’ombre sculptent un quartier soudain tiré du quotidien banal.

J’adore!

#66

Dans l’univers mis en scène par Charles de Lint, les rêves occupent une place de choix. Car the Otherworld est une sorte de dimension parallèle à la nôtre, d’où non seulement proviennent certaines créatures mythiques, et où peuvent se rendre (physiquement) les êtres doués de magie — mais où également, la plupart des humains se rendent (oniriquement) lorsqu’ils dorment. C’est le domaine des songes, construit & habité autant par ce que rêvent les hommes que par les créatures féeriques (cf. en français la nouvelle « Le Paradis des Livres de monsieur Truepenny » — in Les sentiers de la Faërie, alias Yellow Submarine n°129).

C’est un thème qui me séduit tout particulièrement. Parce que je me souviens très souvent & très clairement de mes rêves. Parce qu’il m’est arrivé d’en utiliser la matière pour des nouvelles. Bref: parce que la vie onirique ne m’est pas étrangère, qu’elle me parle, me concerne.

Cet « autre monde » des rêves, j’essaye de l’approcher dans certaines de mes nouvelles — celles que je décris comme relevant d’un « fantastique soft », faute de meilleure définition. Je le nomme l’Autre Côté. Ainsi, dans « Un ange sur le banc » (in Étoiles Vives n°6). Et dans de nombreuses autres nouvelles — je ne cesse d’en écrire, dans ce cycle-là: cf. bientôt « Les fantômes du canal » (in l’antho sur les Templiers qui doit sortir chez Rafaël de Surtis), ou « Volage » (à paraître in la revue québécoise Solaris). Des nouvelles où l’Autre Côté n’est qu’entrevu, un but, une quête — chaque texte est un fragment d’une même approche. Mais viendra le moment où il me faudra mettre directement en scène cet Autre Côté, bien sûr. J’ai aussi entamé un roman sur ce thème… Et en attendant, j’entasse ces nouvelles, j’en commence tout le temps d’autres, les termine lentement, dans le désordre — en songeant vaguement qu’un jour, sans doute, j’en aurai assez pour constituer un vrai recueil. Peut-être ne devrais-je pas tant m’éparpiller, pas tant faire trente six choses à la fois: j’ai souvent l’impression de n’avancer sur rien… Mais impossible de faire autrement: si je débute des tas de nouvelles, c’est pour ne pas en perdre le fil, ne pas oublier ce dont j’avais eu l’idée. Je connais la médiocrité de ma mémoire! L’autre jour, comme ça, j’ai eu la surprise de découvrir dans mon ordi tout un long début de nouvelle — que j’avais tout à fait oublié d’avoir écrit. Ce n’est qu’après pas mal de cogitation que je me suis souvenu: j’avais rêvé quasiment la nouvelle complète, et m’étais levé un peu plus tôt que d’habitude, le matin venu, afin de vite commencer à l’écrire. Puis j’étais parti au boulot, & l’avais oublié… Je pense avoir à peu près retrouvé le cheminement de cette nouvelle, et suis en train de la continuer.

D’ordinaire, je rêve de villes. Je veux dire: pas tout le temps, mais très fréquemment. Peu importe le « scénario » de ces rêves — j’y suis dans une ville, et celle-ci a un rôle central dans la vie de mes songes. Nombreuses sont « mes » villes, et quoique je ne sache pas « diriger » mes rêves, j’ai la chance (?) qu’ils soient parfois récurrents, ou du moins qu’ils se recoupent quelque peu — je suis déjà revenu à plusieurs reprises dans (plus ou moins) la même ville rêvée…

Il y a cette petite ville étagée sur une haute colline très abrupte, où les pavillons années trente s’étagent les uns au-dessus des autres, on peut presque descendre la ville en courant sur les murs des jardins, un vrai labyrinthe… Et tout là-haut, sur la place au sommet, vaste, le ciel est grand, bleu. Parfois un cirque s’installe sur la place, ou bien un marché. Une fois, je m’en souviens, j’ai descendu quelques marches au flanc de la place, les immeubles bas forment comme une couronne autour de cet espace culminant, et au bas de l’un d’eux est une boutique d’aquariums et de poissons exotiques.

Il y a également ce Bordeaux-Londres immense où j’ai tant d’appartements, & des bouquinistes favoris; il y a ce Pontoise-Angers aux monuments encombrants et à la fête foraine abandonnée; il y a ce Limoges le long d’un fleuve sombre; il y a ce Lyon-Montpellier à la Saône coincée entre deux coteaux de roche claire, aux passerelles jetées au-dessus de l’eau, & au château de Fourvière dominant un quartier médiéval partiellement ruiné; il y a ce Toulouse-Los Angeles au bord d’un océan aux eaux si froides et au sable si chaud… Et puis tous les autres, cet Angoulème au centre commercial abandonné; ce La Rochelle partiellement inondé; ce Toulon de pierre ocre caché dans une étroite vallée, sa gare comme écrasée au milieu des falaises formées par les grands immeubles; cette banlieue de nuit à laquelle je n’accède que par des jardins escarpés et en logeant les terrasses et façades de maisons endormies; ce village de montagne sous des collines de lavande; cette gare à la fois sombre et vaste d’où parfois je pars…

Ces rêves de villes sont ceux que je préfère: j’en sors bien souvent en pleine forme, content de vivre… Ce ne sont pas des cauchemars, mais des rêves heureux, des aventures passionnantes.

J’aime les villes, il est donc bien normal que je les rêve, n’est-ce pas docteur?

En y réfléchissant un peu, je me rend compte que « mes » villes sont souvent très escarpées… Tout comme, bien entendu, la cité de Spica que j’ai mis en scène dans mon premier roman (Des ombres sous la pluie) et que je continue à explorer dans les suivants (en chantier!). Pas étonnant que j’ai tant aimé San Francisco: tout y est ou presque, les collines, les architectures diverses, peu de bâtiments hauts et donc un grand ciel libre au-dessus de la ville, et puis la Baie, la respiration de l’océan…

#65

Une citation d’Onion Girl de Charles de Lint — pour le plaisir.

The past scampers like an alley cat through the present, leaving the paw prints of memories scattered helter-skelter — here ink is smeared on a page, there lies an old photograph with a chewed corner, elsewhere still, a nest has been made of old newspapers, headlines running one into the other to make strange declarations. There is no order to what we recall, the wheels of time follows no straight line as it turns in our heads. In the dark attics of our minds, all times mingle, sometimes literally.

#64

Avec toutes les tragédies qui emplissent le monde, avec la crainte qui s’est emparé de la civilisation occidentale depuis le 11 septembre, avec cette nouvelle guerre qui fait rage… je suis parfois overwhelmed et me demande alors s’il n’est pas un peu indécent que je continue à écrire mes « petites histoires », que je poursuive la rédaction de ce weblog tout entier dédié aux livres & à l’imaginaire…

Mais bien sûr, life goes on

J’ai trouvé un même sujet de réflexion de la part de Terri Windling, dans l’édito du Endicott Studio d’octobre/novembre:

After the events of September 11, I found myself struggling with despair, with the sense that my work as fantasist and folklorist was pointless now, and trivial. What place does art, and myth, have in a world on the brink of war? I soon learned that these were feelings I shared with other writers, artists, musicians…all of us suddenly questioning the work that is central to our lives. As the weeks go on, I have come to feel that this questioning is a positive thing. A tragic event, whether personal or collective, can shake us out of our normal routines and cause us to look at our lives anew. It’s a time for asking the hard questions. Are we using our lives to the fullest, or just letting the days slip away? Are we indeed doing trivial work, or work with a purpose, work from the heart? It’s a time for re-dedicating ourselves to the latter — by which I don’t just mean the obvious humanitarian work of rescue workers and firefighters, but all work that keeps the flame of the human spirit bright in times of darkness. Dr. Martin Luther King, Jr. has written: « Returning violence for violence multiplies violence, adding deeper darkness to a night already devoid of stars. Darkness cannot drive out hate; only love can do that. » With all due respect to Dr. King, I believe that art can do that, too. A story, a picture, a poem, a piece of music has the power to illuminate the human experience, to build bridges, to bind people closer together.

#63

Depuis des années, toutes les oeuvres de Charles de Lint se déroulent dans la ville imaginaire de Newford. Une grande ville nord-américaine, sans doute plutôt au Canada qu’aux États-Unis, comptant dans les six millions d’âmes au dernier recensement, et près de laquelle se situe une réserve indienne, de la tribu des Kickahas.

Une ville actuelle, à cette différence près qu’à Newford…

magic lights dark streets; myths walk clothed in modern shapes; humans and older beings must work to keep the whole world turning.

À force d’en arpenter les rues, Charles de Lint nous a fait connaître les différents quartiers de Newford presque comme si cette ville existait réellement — vraiment un remarquable travail d’évocation/création urbaine. Il nous a fait connaître ses habitants, aussi: de texte en texte, certains figurants deviennent protagonistes principaux, puis repassent au second plan, on croise telle personne déjà entrevue dans un autre texte, telle autre personne parle en passant le héros d’un texte précédent… Et petit à petit, Newford se peuple de…

extraordinary characters — people like Joseph Crazy Dog, also known as Bones, the trickster who walks in two worlds at once; Sophie, born with magic in the blood, whose boyfriend dwells in the otherworld of dreams; Angel, who runs a center for street people and lives up to her name; Geordie, creating enchantment with the fiddle; Christy, collecting stories in the streets; the Crow Girls, wild and elusive…

Les romans & nouvelles se suivent — et ne se ressemblent pas. Charles de Lint évite remarquablement bien le piège de la répétition, de la facilité. Ainsi, Trader relevait-il plutôt du thriller, avec un seul élément surnaturel, central mais de peu d’ampleur. Tandis que Someplace to Be Flying ne mettait quasiment en scène que des êtres primordiaux (les esprits animaux ayant créé le monde selon certains mythes amérindiens). Que The Road to Lisdoonvarna était un pur polar, sans magie. Et que Forests of the Heart mêlait magies & ambiances différentes en faisant se rencontrer des éléments des mythes celtes, amérindiens & mexicains.

Et, paradoxalement, c’est pourquoi The Onion Girl semble dés le premier abord particulièrement précieux au fan de De lint: pour la première fois, l’auteur ose s’y (auto-)référer ouvertement à toutes ses créations précédentes. Car Charles de Lint nous raconte (enfin!) une histoire qui concerne la figure centrale de Newford: Jilly, héroïne ou témoin d’un grand nombre des nouvelles de De Lint, et personnage secondaire & discret mais toujours présent, quelque part dans le background (« I always know Jilly is somewhere on the city’s streets, even in stories in which she doesn’t actually appear on stage. », dit l’auteur), de l’ensemble des oeuvres sur Newford.

At the center of these entwined lives stands a young artist named Jilly Coppercorn, whose paintings capture the hidden beings that dwell in Newford’s shadows. Jilly has been a central part of the street scene since de Lint’s very first stories. With her tangled mane of hair, her paint-splattered jeans, a smile perpetually on her lips, she’s darted in and out of the Newford tales. Now, at last, we have Jilly’s own story, and it’s a powerfull one indeed… For behing the painter’s fey charm there’s a dark secret, and a past she’s labored to forget. (citations de la présentation de jaquette de The Onion Girl)

C’est bien entendu un risque, pour l’auteur: les multiples références à des événements antérieurs de la vie de Jilly peuvent désarçonner des lecteurs nouveaux venus, je suppose — et ce d’autant plus que De Lint ne donne aucune référence pour toutes ses remarques: peut-être a-t-il eu peur de trop alourdir son roman, en y glissant des notes de bas de page bibliographiques? D’autant, aussi, que la plupart de ces références concernent plutôt son oeuvre de nouvelliste que ses romans. De fait, une nouvelle est même intégrée telle quelle au corps de The Onion Girl.

Enfin, peu importe: pour ma part je ne vois pas là une faiblesse, mais au contraire une force accrue, puisée dans l’effet de familiarité (quoique j’espère bien que De Lint reviendra, ensuite, à des romans plus « isolés » & différents; il serait terrible que cet auteur que j’adore sombre un jour dans la routine). Et comme d’habitude, j’ai tout de suite été emporté dans l’imaginaire de De Lint, sa très personnelle & séduisante manière de tisser ensemble la réalité la plus dure & les charmes des rêves, le côté « polar » & l’aspect fantasy.

De Lint’s greatest strenght as a writer is not his impressive imagination, nor his ability to seamlessly integrate the folklore traditions and beliefs of the Irish, native Canadians, and natives of the Southwestern desert. Rather, de Lint’s greatest skill is his human focus — the mythic elements never overshadow his intimate study of character. De Lint is a romantic, a believer in human potential, and his fiction is populated not only with creatures of myth, but with artists and social workers, musicians and runaways, all creating intentional communities based on hope and dreams and mutual belief in the magic of the world around us. To read de Lint is to fall under the spell of a master storyteller, to be reminded of the greatness of life, of the beauty and majesty lurking in shadows and empty doorways. (citation de la revue Quill and Quire en 4e de couverture de The Onion Girl)