#328

Première journée (samedi soir/dimanche 13 octobre 2002)

« Dis Olivier, c’est encore loin, dis ? »

Remonter le boulevard Péreire, en pleine nuit, alors qu’à peine deux heures auparavant je me trouvais encore plongé dans l’atmosphère confinée & surchauffée du blockhaus commercial de la Part-Dieu. Léger sentiment d’irréalité, profond sentiment de contentement. Je respire profondément. Paris la nuit est bleu sombre, remarquablement peu d’éclairages publics, en définitive, en comparaison de Lyon. Et déjà l’expérience esthétique : ce voyage sera sous le signe de l’esthétisme ou ne sera pas. Beaux immeubles parisiens, à l’élégance un peu lourde. Près de la station Péreire, en angle, un superbe édifice Art déco.

Une placette la nuit : immeubles récents, passé une arcade s’ouvre la rotonde hautaine d’un enfermement bourgeois, à laquelle la nuit & l’éclairage indirect offrent une grâce quasi-palladienne. Nos hôtes : des amis lyonnais d’Olivier, installés à Paris pour leurs études. Pour ce début de plongée dans un subjectif tout entier voué à la contemplation de la beauté, c’est le trio idéal : ils sont beaux. Roxane au look de garçon manqué, cheveux courts, pantalon pat’ d’eph’, ravissante même dans la maladie — crise mensuelle, nous ne pourrons hélas pas beaucoup profiter de sa présence. Fabien au look de minet anglais, un grand garçon blond, souplesse de liane & grâce sans effort. Fany au look de fille libérée, cheveux décolorés & en pagaille façon « surfeur », lumineuse, généreuse. Perfection sans affectation, très douce soirée.

La raison de notre escale parisienne réside dans le Musée d’Orsay : pour nous, l’art étant essentiellement le XIXe siècle & le début du XXe, il fallait que nous nous rendions à Orsay. Incontournable.

Le métro aérien file d’une rive à l’autre, longue courbe, Olivier s’extasie au passage sur l’objet d’un de ses fantasmes culturels — la Maison de la Radio. Non, pas là Olivier, de l’autre côté, le grand bâtiment arrondi. Lueur de joie dans le vert de ses yeux.

Orsay donc : la file d’attente s’étire sur le quai, pas question hélas de voir l’esplanade (en travaux). Beaucoup de monde mais peu d’attente, un petit quart d’heure.

Je lève les yeux : la coupole de la gare ! Comment avais-je pu oublier tant de beauté ? Et comment a-t-on pu laisser un architecte se déchaîner pareillement, rendez-vous compte, c’était une gare ?!

Pauvre Olive : nous commençons par les arts décoratifs. Lui qui n’affiche guère de goût pour le design tournant de siècle… Pour Fany & moi c’est la félicité : du vrai mobilier Art nouveau ! De l’Art déco en pagaille ! Je ne saurai exprimer exactement l’émoi qui me saisit lorsque je contemple la vaste courbe épurée d’un bureau de Henry van de Velde, un buffet aux formes végétales d’Hector Guimard, une simple chaise signée Peter Behrens… Autant de noms pour moi fameux, adulés. Admiration & incrédulité. « Pour de vrai », ne cesse-je de me répéter, tandis que tournent en moi des bribes de savoir sur Bruxelles, Nancy, De Stilj, la Sécession viennoise…

Moins de goût, en revanche, pour l’art du verre à la Daum & Gallé. Oh ! trois Bonnard au-dessus d’un Van de Velde : une certaine idée de la perfection.

À l’autre bout de la halle, des silhouettes humaines passent derrière la grande verrière, effet de semi-transparence, jeu d’ombre, c’est le monde transformé en expérience plastique continue.

Une petite salle isolée entre deux escaliers : collection particulière, un petit tableau dans l’angle droit, face à la porte d’entrée, me fait immédiatement de l’œil. Un Monet bien sûr.

Salle Toulouse-Lautrec, Fany s’extasie, nous restons plus sereins, moins captés. En revanche : Manet, Redon, Valloton, Vuillard, Bonnard… Tant de bonheurs… Les salles dédiées aux Pointillistes & au Nabis me séduisent plus par leur étrange architecture (cette forêt de piliers fins & droits, quelle idée étrange ?!) que véritablement par leur contenu. Quoique — tout est relatif, bien entendu : je parle ici d’un manque de véritable « coup de cœur ».

Monet, enfin les Monet. Mais pourquoi là ? Une salle carrée, blanche, extrêmement éclairée — quasiment un bout de couloir. D’un côté trois croûtes de Renoir, écoeurement de rose criard, grosses femmes aux chairs plissées. Et face à cette vulgarité, la délicatesse de Monet, sur deux murs : un autoportrait (anecdotique), des nymphéas immenses, des nymphéas vertes, puis réunis sur un même pan trois tableaux renversants : un pont japonais, une nymphéa, un Parlement — ainsi qu’une vue de montagne, sans grand intérêt, maladroitement accrochée au-dessus du Parlement. Ces quatre tableaux ne sont pas alignés, leur décalage paraît inélégant, l’agencement semble presque calculé pour décevoir. Mépris de la Culture officielle, Monet trop populaire ? Commet Orsay peut-il aussi mal traiter ses Monet ? Cette lumière trop crue, trop blanche, cet accrochage en dépit du bon sens, cela sonne comme une insulte.

Et pourtant : extase. Facile, populaire, Monet ? Bah ! Pure émotion. Transi devant une telle beauté, les mots me manquent.

Salle Odilon Redon : éclairage tamisé, belles vitrines. Les dessins de Redon sont bien mieux traités que les chefs d’œuvres de Monet, allez comprendre.

Au fil des salles, des coups de cœur — appuyé sur l’épaule d’Olivier je note titres, noms, dates, sur mon tout petit carnet. Qu’en dire d’autre ? Je ne saurai les commenter — affirmer seulement que chacun de ses tableaux-là furent des découvertes subites, des attirances immédiates & subjectives, quoique toujours partagées avec Olivier : « L’eau et le feu » (Charles Marie Dulac, 1894) ; « Nocturne au Parc royal de Bruxelles » (William Degrave de Nuncques, 1897) ; « Un parc la nuit » (Jòzsef Rippl-Ronai , 1892/95) ; « Les docks à Cardiff » (Lionel Walden, 1894) ; « Nuit d’été » (Winslow Homer, 1890).

Souvenir de ma précédente visite & seule raison (ou presque) de nous glisser dans les salles d’art pompier/catho : l’halluciné « Les disciples Pierre et Jean courant au sépulcre le matin de la Résurrection » (Eugène Burnand).

Admiration teintée d’amusement d’une grande maquette en coupe de l’Opéra. Pour y accéder, il faut franchir une plancher vitré sous lequel s’exhibe une autre maquette, celle du quartier de l’Opéra vu de haut — curiosité, presque le vertige.

Le musée n’est pas si grand & cependant nous sommes déjà épuisés. Trop d’émotions. Petite balade dans les rues, à la recherche d’un lieu où nous poser, nous restaurer. Un bistrot : en guise de 4h, une saucisse & un vin rouge de Chinon, consommés sous des affiches de Toulouse-Lautrec & de Bonnard. Harmonie !

Une pancarte dans le troquet : « La maison n’accepte plus l’échec ». Ou presque.

Je discute avec Fany d’art & d’architecture. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie que je trouve quelqu’un avec qui parler d’architecture ! Frank O. Ghery, Ernest Pignon-Ernest, Gaudì, Toulouse, Nantes, l’Espagne…

Angle rue de Lévi/rue de Tocqueville, attendant Fany qui est entrée à la pharmacie, le ciel s’étage au-dessus de la rue Cardinet en une succession de dentelles grises sur la perspective translucide. Fondu du bleu frémissant au jaune paille, tendre lumière en ricoché sur les arrêtes polygonales des façades parisiennes. Sur le zinc des toits, les cheminées noires s’alignent comme les quilles d’un bowling.

Soirée : une copine qui étudie à Rennes débarque, look de secrétaire de direction, strict & conservateur, aussitôt démentit par l’humour & la volubilité de cette petite personne. Qui trouve moyen de glisser dans la même phrase des considérations sur le Guggenheim de Bilbao & les candidats de Star Academy…

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