#332

Impressions londoniennes, toujours

L’une des choses les plus plaisantes qui soient à Londres, de mon point de vue, est que l’on peut toujours y faire un « pas de côté ».

Au coeur même de cette colossale métropole existent quantité de lieux calmes, comme des poches de tranquillité au sein de l’agitation urbaine. Autrefois je n’explorais guère Londres, me contentant de brèves & intenses excursions de shopping. Mais déjà à l’époque, j’avais eu l’intuition du « pas de côté », en découvrant juste au bord de Charing Cross Road le « Phoenix Garden », un petit square communautaire. Et depuis, je ne cesse de chercher (& de trouver) ces havres de paix qui font une bonne part du charme réel de cette cité.

Qu’il s’agisse par exemple de ces petites rues résidentielles qui, dans Barnsbury, s’étirent en longues plages de silence confortable alors même que les avenues qui transpercent le quartier (Caledonian Road, Holloway Road…) rugissent de trafic automobile. Curieusement, ce contraste est encore renforcé par l’architecture des rues : maisons cossues, petits jardins & arbres aux essences variées [à Londres, on ne plante plus jamais une rangée d’arbres tous semblables : la diversité biologique offre à la fois le plaisir esthétique & la sécurité sanitaire — pas question que toute une essence meurt en même temps, comme on le voit en France lors des épidémies de platanes, par exemple] sont le long des artères résidentielles l’image même de la quiétude britannique, tandis que, de chaque côté des grandes avenues automobiles, se serrent de petites boutiques à l’aspect sordide & que les trottoirs s’encombrent du bric-à-brac des brocanteurs. Comme si le commerce de proximité devait forcément être moche, fauché, groupé en triste ghetto de chaque côté des passages les plus bruyants.

« Tea or coffee? »: le charmant libraire de chez Fantasy Centre (sur Holloway Road, chantée par Marillion) m’accueille toujours d’une manière ô combien prévenante. Qu’il est doux de se voir proposer a cup of tea par l’un de ses bouquinistes favoris, de bon matin. Je flâne dans cet antre hors du temps, thé au lait pour moi, café noir pour Olivier, entre les étagères de vieux bouquins, et parviens à dépenser une fortune alors que je ne lis plus guère de science-fiction… Mais l’amour du « hardcover » me perdra ! Et puis il y a toujours quelques vieilles choses à glaner, des recueils de nouvelles en particulier… Peu de livres achetés cette fois, donc, mais pour une somme coquette que je ne regrette vraiment pas : je serai réellement triste s’il arrivait un jour où je ne puisse plus faire ce pèlerinage dans l’une des plus attachantes librairies que je connaisse.

Un autre pas de côté : Billingsgate Market. J’ai situé dans cet ancien marché aux poissons la nouvelle sur laquelle je travaille en ce moment. Sans l’avoir jamais vu — une petite reconnaissance s’imposait donc. Nous débarquons au Pont de Londres : l’infernal rugissement des voitures ne désenfle pas au-dessus de nos têtes, nous errons un moment autour de la pauvre cathédrale de Southwark, dont l’austère beauté peine à combattre la carcan de laideur post-moderne dans laquelle on l’a encastrée depuis une petite décennie (j’ai connu l’époque où Southwark Cathedral regardait encore la Tamise). Passage sous un pont, puis un autre, enfin nous remontons sur le tablier du London Bridge. Le vacarme de la circulation est une véritable agression ce matin ! Le pont traversé, je me fis au petit clocher de St Magnus pour descendre au niveau de la chaussée, sous le pont. Quelques pas et… le silence, enfin, nous avons pénétré au sein d’une nouvelle bulle de tranquillité. La Tamise coule sereine à l’endroit d’où filait autrefois le vieux London Bridge & passé la masse de verre noir d’un building moderne digne de Darth Vador, la rive s’évase en un parvis verdoyant, devant l’ancien Billingsgate Market.

Je comprends mieux maintenant pourquoi ce marché ne fut pas abattu : c’est un véritable palais ! Dire que jusqu’au milieu des années 1980 c’était encore là que les grossistes en poissons & fruits de mer proposaient leurs victuailles… Le bâtiment semble presque un peu trop beau pour pareil commerce, mais pourtant : sa claire façade aux douze arcades régulières est encore surmontée, sur le zinc d’une tour d’angle, d’une girouette en forme de poisson. Je suis ravi ! Jamais je n’aurai osé rêver d’un cadre aussi élégant pour ma nouvelle. Et quel plaisir que cette petite découverte, cet espace intact d’un ancien Londres.

Ayant bien savouré ce moment de calme, nous passons ensuite dans l’étroit passage entre le mur ocre & blanc du marché, et le mur grisâtre de l’ancien bâtiment des douanes. De l’autre côté, les rugissements d’une quasi-autoroute nous saisissent à la gorge — qui eut cru, côté Tamise, que l’agression automobile était si proche? Difficile de traverser, rien n’est prévu pour cela. La façade principale du marché fait triste mine, Neptune est souillé par l’oxyde de carbone. Contraste typique de la City : la fière colonne du Monument s’élève juste un peu plus haut, quelques petites rues médiévales grimpent en se tortillant, tandis que des colosses de verre et d’acier piétinent des avenues encombrées.

Les canaux de Londres (& les bords de l’eau en général) sont bien entendu d’autres havres de cette paix si précieuse au sein du chaos urbain. Un soir que nous avions terminé de nous promener & que nous ressortions de la librairie géante Waterstone, auprès de Piccadilly, je proposais à Olivier de filer à Regent’s Park pour une dernière balade. Bien m’en prit! Pénétrant dans le parc par le porte située tout près de la station de métro du même nom (Regent’s Park), nous remontâmes la féerie d’un large square dont l’allée de sable se bordait d’arbres bas, taillés tels des ombrelles, le roux de leur feuillage encore renforcé par le soleil déclinant. La lumière commençait à s’époudrer, diffuse, à la fois brumeuse & vive derrière nous, tandis que le trait rectiligne de The Broad Walk s’ouvrait devant nous au sein d’une forêt jaune & or. Tout vibrait, transfiguré par le voile délicatement rosé de la fin du jour. La tête encore pleine de tableaux, je pensais à une toile pointilliste, un tendre Seurat.

Puis, de l’autre côté du parc, nous descendîmes sur le chemin de halage du canal. Et là, une autre féerie nous attendait, transformant en nouveau spectacle de bleu sombre, de reflets & de lumières ponctuelles ces bords d’eau que je connais pourtant si bien. Jamais encore je n’avais eu l’idée de remonter le canal de nuit: le hasard de nos horaires en fit une révélation! Il faut connaître Regent’s Canal à la nuit tombante: s’émerveiller des reflets insensés de l’eau, découvrir les bâtiments métamorphosés par leur éclairage nocturne (une fenêtre ici, un réverbère là, par touches brillantes & précises), franchir les écluses enténébrées. Lueurs furtives & échos fluos. Oubliée la fatigue, notre marche jusqu’à Kings Cross fut un long & exaltant voyage au coeur de la nuit dans ce qu’elle a de plus beau, de plus merveilleux.

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