#455

Ils n’arrêtent pas de pleuvoir

Fin de la dernière semaine d’août 2003, une convention de science-fiction quelque part en Belgique…

1er jour: perdus dans les bretelles d’autoroutes & les quais industriels, nous errons sur les bords d’une Meuse lourde & grise. Paysage de cheminée, fourneaux, rouille, cieux plombés, briques suintantes & traces de suie.

Trois heures en perdition dans le no-man’s land liégeois, avant d’enfin trouver la route qui, à travers un dédale de petites villes/carrefours toutes semblables, tristement encapuchonnées de briques sales & de tuiles dégouttelantes, nous conduira à l’hôtel. Enfin, l’hôtel… c’est vite dit: nomme-t-on « hôtel », vraiment, ce médiocre motel en plastique moulé dont les chambres ne sont que des sortes de cellules & dont les couches n’ont que des draps non bordés?

C’est avec un indicible plaisir que nous aborderons finalement les lieux de la convention, nous étant astucieusement repérés en fin de parcours grâce à la présence d’un Brian Stableford planté au bord du chemin. Après le paysage noyé de brume & d’eau, après les trottoirs luisants & les bicoques anémiques, quelle bouffée de bonheur que de contempler la verdeur opulente de ce parc, la grandeur vénérable de ces arbres, et la silhouette altière du petit château qui se tient en haut du chemin, déjà bruissant des activités de nos petits camarades.

Foin de neurasthénie: nous sommes sauvés! Sara m’ouvre ses bras, rassurée, tandis que mes compagnons d’infortune s’égaillent dans les petites pièces pleines de stands, de livres & de gens parlant haut. Damned: Patrick Marcel n’a même pas fait sa conférence! J’aurais été désolé de la rater — mais suis encore plus marri qu’il ne l’ait pas faite! Las: mes ironiques persiflages n’ébranleront pas le roc qu’est cet homme. La soirée s’achèvera dans la chaleur amicale à défaut de la clémence météorologique.

2e jour: 15°, hygrométrie maximale, une brume blanc-grise estompe la Belgique, cingle nos visages crispés & pénètre les fibres de nos vêtements trop fins. Pas de distributeurs acceptant les cartes non-belges. Longue recherche matinale d’autres banques, des établissements où l’on donnerai des sous plutôt que de les prendre. Ne me reste qu’un dernier euro & encore: il est à Anne, monnaie de l’argent qu’elle m’a donné hier soir afin de finir de payer ma chambre (réservée par la convention, puisque je suis invité). Tant pis: son euro me paiera une gaufre aussi délicieuse qu’astucieuse — entre les deux parois gaufrées se loge une confiture de rhubarbe, miam! Voilà qui me consolerai presque de l’absence de thé aussi bien au petit-déjeuner (seulement du « Lipton Yellow », produit évidemment fabriqué à base de déchets nucléaires) que durant la convention (à moins d’aller en quémander à Sara). Las, ici encore c’est la dictature du café, soupire tristement l’accro au thé que je suis…

De nombreux panonceaux en attestent, les petites maisons de brique semblent toutes à vendre — ou à louer, en désespoir de cause. Un aussi neurasthénique paysage serait-il un peu plus riant sous le soleil? Non: tout au plus serait-il… moins humide.

Dans la voiture, une Sylvie mi-figue mi-raisin grogne à mi-voix: « Et voilà, on va finir par boire beaucoup de bière, c’est tout ce qu’il nous reste à faire, on va finir comme les Belges, et d’ailleurs je suis certaine qu’à l’origine ils étaient comme nous, ces pauvres gens… »

L’aspect incroyablement dépressif du décor me rend hilare: où sommes-nous, que faisons-nous dans des lieux aussi étranges? Longues rues, quelques commerces de-ci de-là, c’est Lièges mais ce pourrait être Tourcoing, Liverpool ou Cardiff… Le sens du bizarre me submerge & me porte au bord d’une rieuse sérénité.

Il y a des funérariums partout. Sylvie: « Ils doivent avoir une technologie très poussée, pour faire brûler des gens aussi humides. »

Une falaise, grise, implacable, sans une fissure, vertigineusement verticale: c’est la grande usine locale. Sa barre sidérante rompt la vallée, s’impose depuis les collines jusqu’au bord de la Meuse. Le jour déjà si tamisé par le brouillard s’en retrouve encore atténué. Nous passons sous une trémie. Sylvie: « Aah, un tunnel: enfin de la lumière! »

Passant & repassant sur des autoroutes, nous nous interrogeons sur une campagne publicitaire interpellant les conducteurs quant à la sécurité des enfants: les Belges feraient-ils des lâchés de bambins sur autoroute?

Enfin de retour à la convention. Je ne crois pas savoir décrire le tourbillon des activités, des bavardages, des débats (Sara m’aura bien mis à contribution), des conférences (et une « Histoire de la fantasy », une) & surtout: des rires, mauvais jeux de mots, plaisanteries diverses, arguties de spécialistes & discussions de connaisseurs, tous ces échanges amicaux qui font que, quelque soit l’humidité du cadre, j’adore ce genre de réunion… Gilles Dumay, Patrick Marcel, Michel Pagel, par exemple: des amis particulièrement chers à mon coeur… Je me sens bien, heureux.

3e jour: les mystères belges insondables dont on a jeté la clef au fond d’un puits: face à l’hôtel se clôt de hauts grillages une parcelle de pelouse au centre de laquelle trône souverain un simple cabanon en briques, dont la porte a été murée. Pourquoi cette clôture, quelle chose indicible est tenue prisonnière de l’étrange cabane?

Plus d’errances circum-liégeoises: directement à; la convention. Et il fait presque beau: grand ciel tourmenté à la N.C. Wyeth, dans les bleus & ors, le voile est levé, la nature (ce qu’il en reste) respire.

Kaléidoscope d’images… Les repas pris ensemble (louables intentions gastromico-locales, avec des plats assez étonnants), sous une tente blanche rayée de sombre, le sol de gravier qui crisse sous les pas, les murs blancs du hall, la petite salle de stands (trop étroite & déjà squattée: je ne sortirai hélas pas mes YS de tout le week-end), les deux couillons peints en vert avec perruque rouge, les diatribes flamboyantes de Patrick, ses constants changements de t-shirt, les tenues fluo de Gilles, Milési & Stolze posés sur leurs chaises, beaucoup plus de fans que d’auteurs (hélas), les habituelles croûtes « artistiques » occupant les nombreuses & belles salles de l’étage, le vieux fan anglais titubant & vitupérant… Une visite au musée de la préhistoire, tout à coté, séance new-ageuse d’allumage du feu à la pierre frottée, dans un décor de loupiottes tremblotantes et de sable ratissé, grand plaisir du double prix Rosny de Sylvie & Jean-Jacques (beau duo), jolie visite d’une expo de planches originales d’Haussmann, puis les petits fours… Et le dernier soir venu, le bal costumé! Les âgés d’Infini regagnent vite leurs pénates, tandis que les autres fous se griment, Patrick me pique un bâton de blanc pour se tracer sur le visage quelques motifs psychédéliques; Fabrice semble fort naturel en vampire; Vincent le « petit Suisse » exhibe ses plaies sanglantes; Pagel disparaît sous la capuche trop ample du « masque de la mort rouge »; Sylvie s’électrise sous une perruque blanche; je dégouline & cloque en blanc & en noir le masque funèbre d’un Pierrot malsain, tandis que Sara resplendit en argent préraphaëlite… Le petit château acquiert au coeur de la nuit des airs de Maison Adams…

Retour: déjeuner à Liége. Tout le long des quais, décor de pure SF: les hauts fourneaux omniprésents, une centrale nucléaire près du centre-ville, fumées & fumerolles, suie & rouille, des usines monstrueuses contre les flancs boisés des collines, toute la panoplie des imageries « steampunk » & au-delà, une barge chargée de déchets métalliques glissant sur les flots gris, des tuyaux se tordant d’un quai à l’autre, des grues décharnées, des palans menaçants & des tourelles collet-montées, la banlieue liégeoise est un cauchemar industriel. Presque séduisante, à force de laideur grandiose & de rêves brutaux.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *