Noté le mercredi 10 septembre 2003
Faire du tourisme à Londres, ce n’est pas forcément se rendre auprès des bâtiments les plus célèbres & orthodoxes, mais au contraire tacher de jouir de tous les aspects qu’une ville aussi immense (1500 km2 contre les 105 km2 de Paris) peut offrir. C’est saisir son pouls, le sentir battre même dans les lieux les moins propices à un tourisme ordinaire. Londres est une ville en travaux perpétuels & les alentours des gares St Pancras & King’s Cross en témoigne fort bien actuellement.
Après avoir soulevé les jupes de la vieille dame (l’immense St Pancras, ce navire néo-gothique surdimensionné, aux fausses allures de cathédrale), les sbires du sieur Costain (1) ont commencé à excaver ses pieds, à creuser ses jupons & à percer sous sa voisine King’s Cross. Le résultat pour l’heure est un immense merdier de barricades & des trous béants, au sein duquel les piétons bon an mal an doivent se frayer un tortueux chemin.
Abandonnée en grande partie, St Pancras présente sur ses flancs le triste spectacle d’arcades bouchées & de fenêtres brisées. Avec le rédéveloppement de ce quartier, il est cependant permis d’espérer que cette superbe gare retrouve entièrement une utilité — tout en espérant que les prix n’en profitent pas pour démesurément grimper à l’hôtel! Au passage, je note qu’un bâtiment amusant du quartier, un bloc de vieux immeubles qui formaient une pointe à l’angle de Gray Inn’s Road, vient d’être abattu: c’est une des caractéristiques du paysage local (une tourelle en zinc) qui disparaît ainsi.
Décidés à nous rendre à Camden Market tout en n’empruntant pas le même chemin que le premier jour, nous nous glissons au sein des grands travaux — un des gazoducs à disparu, laissant la place à ce qui n’est encore qu’un colossal lacis de poutrelles d’acier, certaines tendues en un équilibre & sur une portée impressionnants. Je ne sais si un Sherlock Holmes contemporain pourrait en faire une étude topologique, mais la boue semble un élément omniprésent de Londres, une glaise grasse & jaune, qui coule sur les rues en longues traînées. Mireille me signale que les grues anglaises sont différentes des grues françaises: construites en équerre, comme les grues de chargement des ports — sans doute un héritage du passé fluvial de l’Empire britannique. Cette structure équilibrée s’avère nettement plus esthétique que le simple angle droit des grues d’chez nous.
Nous passons sous une arche, une voie ferrée au-dessus de nos têtes. De l’autre côté du passage, se découvre une longue enfilade d’arches à demi-éventrées, voûtes de pierre brisées & budléias omniprésents, qui foisonnent partout où l’homme n’a pas encore décidé d’un propre réaménagement. Quelques antiquaires survivent encore sous d’autres arches encore, au sein des gravas, des coulées de vase olivâtre & des engins de chantier allant & venant. Un commerce d’une autre époque: un repriseur. Des kilos de vieux vêtements ravaudés s’entassent dans deux pièces, chichement éclairés par les fenêtres grillagées & poussiéreuses.
Gianji tente de nous guider, carte en main — mais comme d’habitude nous nous heurtons au problème des passages piétons, jamais indiqués, ou si mal. Je me souviens avoir déjà fait un crochet par l’hôpital des maladies exotiques. Las: j’ai le vague souvenir d’y avoir vu, dans son parc, quelques tombes de personnes célèbres — mais ne suis pas capable d’en retrouver aucune. Nous redescendons sur une petite rue, par le portail au bord de la morgue. Encore des artères embourbées, cependant que nous logeons le canal, caché derrière une épaule herbeuse. Quelques hésitations, faut-il passer sous ce pont du chemin de fer? Pénétrer dans cette résidence? Un peu trop loin: une minuscule zone industrielle, quelques ateliers & garages lovés entre le canal, la voie ferrée & un bout de route ne menant à rien. Une Jaguar démarre en trombe, le yuppie fait vrombir son moteur tant qu’il en a encore l’espace libre. Somme-nous toujours à Londres? Mais oui, de retour sur une petite rue commerçante, avant d’enfin nous résoudre à redescendre au bord du canal.
Tout n’est pas ouvert à Camden Market le matin, hélas. Les étables sont fermées, mais le reste est toujours aussi rigolo, de mauvais goût, baba-cool & attrape-gogo… De nouvelles boutiques ont encore été aménagées, cette fois sous la forme d’une suite de cages en verre bâties au bord de la rampe d’accès aux étables. Ne finiront-ils pas par faire crouler ce marché sous le poids d’un trop-plein de commerces? Nous déjeunons sous une voûte étonnamment transformée en restaurant marocain. Décalage cocasse, le Maghreb est si peu Londres!
(1) Richard Costain créa à la fin du XIXe siècle l’une des premières grandes entreprises de travaux publics, et fit fortune en érigeant nombre des « terraces » qui filent le long de toutes les artères londoniennes. Son entreprise existe toujours, c’est l’un des principaux entrepreneurs en Grande-Bretagne, & l’ironie de l’historie veut que ceux-là même qui avaient autrefois construit St Pancras soient aujourd’hui en train d’en rénover les fondations.