« En cas de tempête, les parcs seront fermés » — Paris, noté le samedi 3 avril:
Prétérition: je ne dirai pas que mon oncle m’a réveillé ce matin avec un thé infâme. Franchement, mais que fait la CRIRAD? Ce fichu « Lipton Yellow » tombe certainement sous le coup des législations anti-radioactivité. En revanche, l’album que Jean me fait découvrir adoucit singulièrement les moeurs — un mélange groovant de soul, jazz & rap (« RH Factor »).
Johnny m’a trouvé dans un bouquin des précisions sur la Rotonde de la Vilette: il s’agit de l’une des quatre barrières existant encore, de l’ancien Mur des fermiers-généraux (qui marquait une frontière fiscale). Et pas étonnant que je fus si séduit: c’est un bâtiment de Claude-Nicolas Ledoux! D’où cet aspect d’utopie classique qui m’avait séduit (NB: Ledoux fut notamment l’architecte de la Saline royale de Chaux, l’un des rares exemples d’utopie réellement construite).
Je reprends donc le même chemin que jeudi, afin à la fois d’à la fois approfondir ma vision de ce parcours (il me semble toujours bon de revenir sur des lieux de manière à une meilleure exploration, une appréhension un tant soit peu moins superficielle grâce à des heures & des humeurs différentes) & de mieux prendre le temps de regarder la Rotonde, ainsi que d’en explorer les séduisants environs. Un parcours qui semble retracer une certaine forme de désintégration urbaine: depuis Marcadet-Poissonniers jusqu’à la place Stalingrad en passant par Barbès, le marcheur effectue une coupe en biais des strates de la paupérisation. Population mêlée des alentours de la rue Ordener & immeubles classiquement parisiens, mais déjà une forte présence « issue de l’émigration », comme diraient les journalistes en faisant usage d’une de ces belles tournures hypocrites dont ils ont le secret.
Puis la descente vers Barbès, confusion populaire & immeubles bas, les étals des épiceries arabes, les bazars aux vitrines opaques à force d’amoncellement d’objets dérisoires, les vendeurs de cartes téléphoniques prépayées en direction du Maghreb ou de l’Afrique noire, les petites boutiques d’autrefois survivant encore derrières des devantures frileuses, les ruptures vertes de quelques squares & une foule bigarrée, le petit peuple des gens ordinaires.
Enfin, entre les deux emprises ferroviaires du Nord et de l’Est, tout le long du boulevard de la Chapelle, la déréliction terminale d’immeubles rugueux, boîteux, borgnes si pas aveugles, des rideaux de fer couverts de tags déjà estompés, la descente périlleuse de gouttières crevées de rouille… C’est le dernier état de la pauvreté, des façades en lépre qui ne considèrent plus le métro aérien qu’avec le désespoir de bâtisses promises à une destruction prochaine. D’ailleurs, ici & là, déjà, des terrains vagues s’exhibent comme les dents creuses d’un quartier en cours d’effondrement, l’herbe folle & les ronces ayant commencé à remplacer une humanité précaire & basanée. Sur les barricades, un désordre d’affiches électorales appelle à voter pour les présidentielles — d’Algérie. Partout, de petits autocollant jaune fluo proclament un complot hospitalier contre les junkies sans défense, revendus à des laboratoires d’expérimentation illicite. Je songe aux bouquins de Roland C. Wagner: je pourrais croiser ici Kerl, Tem ou Ramirez. Des années durant, RCW a puisé à cette dureté urbaine la matière de son imaginaire, les balafres des graphitis & l’odeur des rues.
La Rotonde: si elle semble si pimpante, c’est qu’elle fut partiellement reconstruite dans les années 1960 & restaurée dans les années 1990. Je pousse un peu plus, sur les quais du canal de l’Ourcq. MK2 y a bâtit un beau cinéma, dont l’allure simple alliée au bâtiment de l’administration fluviale, à ses côtés, confèrent à ce bord d’eau une tranquille nonchalance, une grâce esthétique & bonne enfant. Quatre colonnes noires, près du mur de l’espace de la Rotonde, renforcent l’austérité palladienne de ce rêve de Ledoux.
Tournant les talons, j’emprunte les bords du canal St Martin, en mordant à belles dents dans un donner kebab (mon péché mignon). Halte sur un banc au ras de l’eau, pour écrire un peu, une scène qui me trottait en tête depuis hier. Il me faut ainsi alterner le pur regard, « I am a camera », avec une activité de création intellectuelle, afin d’essayer d’équilibrer en moi cette manière de pulsion vers le superficiel, l’observation du monde sans le pénétrer, sans le sentir ni le toucher, avec un apport me semble-t-il plus profond: raconter des histoires pour participer au monde & combattre la solitude. Mais une levée du vent me chasse devant ses ailes froides. Les fleurs roses & blanches des arbres tremblent doucement, la surface du canal se plisse comme une toile huileuse, d’un vert olive dans lequel se reflètent les teintes pastelles d’une série de devantures, au tournant du quai de Valmy. Son du printemps, les chants d’oiseaux trillent alentours. Un bref crachin me pousse vers un bistrot, halte chocolat chaud & fin de la rédaction de ma scène. À un olibrius grisonnant & marmonnant (« C’est de leur faute, de toute façon! » — un traumatisé des élections?) succèdent deux gros hommes en manteau noir, qui commandent steacks & lentilles. Une beurette rit aiguë. Les WC sont payants: vingt centimes!
Descente vers la Bastille par les jardins qui, au centre du boulevard Richard-Lenoir, remplacent le canalm devenu souterrain. Je n’aime jamais tant la nature que lorsqu’elle est à ce point maîtrsiée, tamisée, calculée, designée; ici comme au parc de Bercy, le paysagisme années 1990 se trouve à l’oeuvre, d’une élégance épurée qui m’est si familière que je sens y appartenir — comme un citoyen du début du XXe aurait pu se sentir « appartenir » à l’Art Nouveau ou, plus tard, dans les années 1920 ou 30, à l’Art Déco…
Crochet par le Marais, puis la Bastille: j’ai découvert dans un Time Out Book of Paris Walks que mon copain J.D. Brèque y avait proposé une promenade. Et originale avec ça, pas simplement un parcour mais la découverte d’un espace à part, comme je les aime: la « Promenade plantée ». Sur les arcades de l’ancien chemin de fer, le long de l’avenue Daumesnil, un chemin serpente à hauteur des 3e ou 4e étages. Entre les buissons fleuris & le buis taillé, avec des banc réguliers & d’occasionnelles passerelles en bois, la « promenade plantée » glisse, fluide, hors tumulte.
Presque jusque la Porte Dorée: la « petite ceinture », elle, n’a toujours pas été transformée de pareille manière — dommage, vraiment. L’arc de cercle du square Charles Péguy s’achève donc sur une grille blanche, en prévision de futurs aménagements verts.
Fonctionnariat: les musées ne sont pas comme les commerces, ils ferment tôt. je suis donc arrivé trop tardivement à la Porte Dorée pour pouvoir visiter l’expo Perret. Tant pis, je reviendrai. Faisant demi-tour, je reprends en partie la « promenade plantée », avant de bifurquer vers Nation. Ce sera l’occasion de voir une autre des barrières survivantes: les deux colonnes du Trône. Arrivé cette fois un peu trop tôt pour un rendez-vous, je pénètre dans un pub irlandais. Une mouette criaille dans le ciel gris: Paris-sur-Mer?