Le mocteroof est un terme d’origine obscure, utilisé dans les années 1800 pour le métier de frubbishing. Non, je dis ça, c’est juste que je pensais que ça vous intéresserait… C’est en feuilletant un dictionnaire d’Anglais oublié que je viens de dénicher cette perle de connaissance. Il faut dire que je me trouve logé au sein d’une bibliothèque géante, genre songe de Neil Gaiman ou rêve de Charles de Lint, et plongé en sus dans le colossal et très étrange roman de Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrel (qui ne sort qu’à la mi-octobre prochaine), sur lequel ce séjour livresque me donne l’opportunité de jeter un petit coup d’oeil.
Délicieux de préciosité amusée et d’excentricité britannique, cet ouvrage qui pèse dans les 800 pages en petits caractères, fait actuellement l’objet d’un buzz estomaquant, le genre de battage pré-sortie par bouche-à-oreille d’agents / éditeurs comme peu de roman de fantasy en ait eu jamais eu auparavant… Devant sortir chez Bloomsbury, l’éditeur anglais de J.K. Rowling, cet auguste ouvrage se trouve d’ores et déjà annoncé sous le manteau comme un « Harry Potter pour adultes » (après une brève surenchère, c’est finalement Robert Laffont qui vient de l’emporter en France). Et puisque j’avais lu, et beaucoup aimé, les quelques nouvelles de la dame; j’étais bien entendu fort curieux de lire ce Jonathan Strange & Mr Norrel sur lequel elle travaillait depuis quelque chose comme 1992… Et ne suis vraiment pas déçu – j’ai au contraire grand hâte qu’il paraisse, que je puisse en savourer tranquillement la lecture complète.
Relevant sans coup férir de cette fantasy maniériste qui m’est chère (l’école des Caroline Stevermer, Patrica Wrede, Delia Sherman et Ellen Kushner), Jonathan Strange & Mr Norrel s’annonce comme un Emma (Jane Austen) avec de la magie, ou un Anthony Trollope shooté au Grand Albert; une biographie fictive mais détaillée de la carrière de deux magiciens, au début du XIXe siècle (d’où le lien avec les mots étonnants cités plus haut).
Pour le reste, ce début de séjour bordelais semble pour sa part se faire sous le signe du Strongbow (cidre anglais à la pression) et de la minéralité.
Le cidre, c’est parce que cette ville recèle de nombreux pubs (de véritables pubs, je veux dire, pas de ces débits de boissons à peine lookés comme l’on en trouve hélas à Lyon). La minéralité, c’est celle de la ville, encore et toujours. Les travaux du tram s’achèvent, et je m’avoue stupéfait par l’audace des transformations — les artères par lesquelles passent les rames bleues sont pour la plupart entièrement piétonnisées, et cet audacieuse transformation comprend certaines des plus grandes avenues et places de Bordeaux.
Las, les décideurs bordelais vouent malgré une amour immodéré à la pierre, et n’ont guère profité de ces nouveaux parcours pour apporter un peu plus de verdure dans leur cité. Pour quelques arbrisseaux sur les quais, ce sont des grands arbres qui ont disparus du bas de Pey-Berland, et la moitié des colosses végétaux du cours du XXX juillet. Mais enfin, ce travail sur la minéralité déploit malgré tout une esthétique de pierre blonde et de pavés gris qui n’est pas pour me déplaire (avec en prime des passages en pavés de bois, aussi beaux qu’originaux de nos jours). De nouvelles façades ne cessent de se dévoiler sans leur souillure noire, tel le théâtre resplendissant où l’on redécouvre les cariatides. Quant aux Quinconces, leur sylve demeure intacte et a même été débarrassée des parkings qui en enlaidissaient le pied.
Promenades, vers des lieux que j’ignorait de Bordeaux et qui en sont pourtant des points importants: le jardin public, aux douces courbes désuètes et à l’étonnant péristyle tel l’ossement des anciennes serres; au bassin de nymphéas tremblantes et aux senteurs de jardin botanique; à la petite rivière et à l’île secrète sur laquelle Michel Suffran fit autrefois se dérouler un passionnant polar.
Plus loin, nous poussons vers les ruines du Palais Gallien, vestige d’un colysée romain. Souvenir d’un temps où l’on savait s’amuser – notamment à brûler du chrétien.
Le silences des échoppes (maisons basses traditionnelles) et les grimaces des mascarons (visages sculptés des façades) guident nos pas sous une voûte céleste piquetée de blancheurs, d’où sourde une chaleur moite. Sur la Grosse cloche rutile le lion redoré de neuf, tandis qu’au sommet de Pey-Berland flamboie la Vierge, soulevant mutine sa robe également d’or nouveau.
Du côté de Mériadeck, de mon passé ils ont fait table rase: la rue Léon Vallade n’existe plus, du tout. Sa mémoire va même être effacée des plans. En lieu et place du « dernier carré » (que j’évoquais dans mon récent « journal de bordel »), devrait un de ces jours s’élever un pâté de ziggurats post-modernes, tranchées en leur milieu par une longue verrière. Pour le moment, un parking anonyme nie les taudis et les péripapéticiennes qui durant une vingtaine d’années vécurent là en sursis. Jours enfuis, bientôt enfouis.