#1399

Me suis réveillé ce matin avec en tête une chanson que je n’avais pourtant pas écouté depuis des années: « Heartbeats Accelerating », de Kate & Anna McGarrigle, des folkeuses canadiennes je crois. « Love love where can you be… »

Inévitablement, j’ai rêvé de ma marraine. Car je rêve souvent d’elle, curieusement. Je ne l’ai plus vue depuis des années, juste une carte à chaque Nouvel an. Elle s’est suicidée avant-hier. Elle avait plus de 70 ans. Mais pour moi, ma marraine représente un morceau important de mon enfance. Non pas que je l’ai jamais vue fréquemment: mais quelques séjours chez elle me marquèrent. Au retour du dernier, j’éclatai soudain de pleurs dans mon lit. J’avais eu la conviction que jamais je ne retournerai à Damiette. Peur enfantine? Ce fut pourtant vrai: jamais je n’y suis retourné en séjour. Prémonition? Voilà qui sonne diantrement comme de la superstition. Et pourtant: un autre jour, dans la voiture en quittant Nantiat, la maison de mon grand-père au limousin, j’éclatai aussi en pleurs énormes. Submergé par une crainte incompréhensible, la même que vis-à-vis de Damiette des années auparavant. Et il en alla de même: jamais je ne retournai à nos chères grandes demeures de Nantiat, vendues peu après.

Enfin, quoi qu’il en soit de ces « prémonitions », Damiette m’a marqué. Il s’agissait d’une longère, en Anjou. Enfant des villes, je n’avais jamais été dans une ferme, avant: quel miracle, il y avait là une petite basse-cour. Des poules et des canards, en vrai. La mère de ma marraine, avec laquelle elle vécut toute sa vie, était surnommée Mère-Poule. je n’ai même jamais su son vrai nom. Avec moi cette vieille femme revêche était toujours adorable ; vêtue de noir, affairée aux tâches ménagères et au jardin, les mains aussi rugueuses que son accent était rocailleux.

Toute mon enfance, je le sais maintenant, j’ai enchanté des lieux. Trois surtout: les maisons de mon grand-père à St-Brévin, en Bretagne ; les maisons et le parc de mon grand-père en Limousin ; et la petite ferme de ma marraine, en Anjou. Dans ma mémoire, dans mon imaginaire intime, très vite ces trois lieux ont pris des proportions merveilleuses. Vous savez, la thématique littéraire des « jardins secrets »: eh bien, je l’ai vécue.

Ainsi les terrains de Damiette lorsque j’étais petit avaient-ils une dimension d’immensité étonnante. À peine si j’osais pénétrer un peu dans le potager, tant il s’étendait, s’étendait… Imaginez un horizon exagéré comme dans les premiers plans du premier film de Superman, et vous aurez une petite idée de ma vision de la campagne angevine. Vision encore renforcée, quelques années plus tard, lors je marchai avec mon père jusqu’au bout du terrain et un peu au-delà: soudain, la campagne était coupée par un gigantesque canal, tout au fond d’une profonde tranchée. Comme le coup de hachoir d’un ogre, vlan, enfoncé en plein dans de douces collines vertes. Et mon père de m’expliquer qu’auparavant, on allait sans problème jusqu’au bosquet, tu vois, là-bas? Sur l’autre versant du monstrueux canal. Il ne s’agissait que de la première attaque sur une région qui se transforma peu à peu en une hideuse zone industrielle (commune des Ponts-de-Cé), mais celle-ci, par son caractère littéralement géant, transporta mon imagination: j’y vis la confirmation du fait que peu de temps avant, les terrains de Damiette s’étendaient sans limite.

Autres chocs esthétiques et culturels: les lianes épaisses et d’un vert acide des potirons, qui se tordaient autour de la barrière au début du potager, avec de grandes feuilles velues. Et maman de m’expliquer qu’on fait une délicieuse soupe avec les potirons, mais que comme papa n’aime pas ça elle n’en fait jamais. Inutile de dire que, de ce jour, la soupe de potiron devint pour moi un met merveilleux! (et j’adore toujours cela) Scène emplie d’une lumière dorée, le soleil déclinant d’un automne, dans mon souvenir.

La chienne. Lady, elle s’appelait. Ensuite, ma marraine nomma chacune de ses chiennes Lady. Il s’agissait d’une femelle berger allemand. Je n’avais jamais vécu avec des chiens, mon père n’aimant pas ces animaux (non plus). Habitué des chats, je découvris la rudesse, la force, la fidélité joueuse du canin. Avec un rien de dégoût (ça sent mauvais, un chien) et de crainte (elle courait si vite et était tellement musclée, Lady).

Le lit. Trop haut pour mes petites jambes, et si moelleux, je m’enfonçais dans l’édredon énorme. Ça grinçait un peu, ça tanguait comme un navire. Et le silence de la campagne, renforcé par les bruits de la basse-cour, les tictac d’horloges, les hoquets de l’antique Frigidaire près de la porte d’entrée (on arrivait de plain-pied dans la cuisine).

Et ma marraine: infirmière, profession m’emplissant d’un immense respect. De fierté, même: ma maman aussi, avait été infirmière. Chez les fous, en plus: imaginez un peu ce que mon imagination enfantine faisait des quelques anecdotes évoquées par les deux copines de boulot, sur l’asile de St-Gemmes! Des années plus tard, maman m’offrit un joli petit pot en verre brun: un bocal à pilules, du temps des premiers calmants (merci monsieur Laborit). Je le conserve précieusement. Ma marraine, donc. Jeannette. Juste un prénom. Et un nez pointu, sous des cheveux très noirs. Une fée, sans doute.

« Love love where can you be
Are you out looking for me
Love I am waiting
Heartbeats accelerating »

3 réflexions sur « #1399 »

  1. Très belle évocation. J’ai moi aussi des lieux intimes qui me hantent. Une maison à la campagne, le parc qui longe un lactarium (je crois que si un jour j’écrivais mon autobio, ce qui n’arrivera jamais tant ma vie est inintéressante, je l’intitulerai Lactarium).

    Mes condoléances pour ta marraine.

    Une de tes dernières phrases a rapproché les mots Jeannette et Pointu. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’héroïne de bédé du même nom…

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