#1414

Suis à fond dans la rédaction du Bibliothèque rouge sur Dracula, que je fais avec mon amie et fidèle collaboratrice Isabelle Ballester. Tiens, un petit extrait du contexte historique, juste pour le plaisir… Pur « work in progress ».

« Plus tard, lorsque les critiques et les historiens évoqueront les années 1890, ce sera sous les appellations d’ « années romantiques », de « Yellow Nineties » (le jaune étant ici la couleur des romans « légers » publiés en France et fort enviés en Angleterre), d’ère des Décadents. L’époque des Préraphaélites, de John « Dorian » Gray à la jeunesse tumultueuse mais qui finira pourtant prêtre, du comte Stenbock qui portait autour de son cou un serpent vivant, des célébrations satanistes d’Aleister Crowley, de tant de jeunes poètes que la débauche et la consomption précipitèrent trop tôt dans la tombe (Lionel Johnson, Ernest Dowson, Aubrey Beardsley), des scandales sexuels, des fleurs couleur d’absinthe portées aux boutonnières de adulateurs d’Oscar Wilde — et du procès de ce dernier. Ces Yellow Nineties n’étaient pas pour autant peuplées d’hommes pervers, mais en cette fin du victorianisme c’est toutes les coutures trop serrées d’une société qui commençaient à craquer, faisant de nombreux hommes des « créatures sidérées pour leurs propres notions du péché, infectés par une croyance puritaine en le diabolique du plaisir et le plaisir du diabolique, qui tremblaient extatiquement sur l’autel des femmes sans pitié, échangeaient en murmurant leur délice des fatuités du marquis de Sade, étaient sans vergogne ou bruyamment provocateurs sur leur amour des autres hommes, et pouvaient parler comme le fit Wilde de leurs affaires avec des garçons d’écurie et des maîtres-chanteurs sous l’expression de ‘banquer avec les panthères’. »
Les Nineties furent aussi une période plutôt prospère, commercialement affairée, où c’est l’auto-satisfaction même de la classe moyenne qui conduisit à l’affirmation outrée des Décadents. Étonnants contrastes : les soldats de Sa Majesté sont encore en tunique rouge, les quartiers de Chelsea et de Kensington conservent encore un certain aspect rural, mais en même temps l’art de la publicité par affiches s’affirme et invente les moyens de capter l’attention de ceux que l’on nommeront bien plus tard des consommateurs ; peintes ou en papier, les murs s’en couvrent soudain, partout. Et dans les gares, des trains soufflent leur vapeur, avant de s’élancer lourdement pour relier Londres, plus grande métropole du monde, à toutes les provinces de l’archipel britannique — et au-delà. Sous terre grondent d’autres chemins de fer, ceux du métropolitain (la Northern Line sera la première a être électrifiée, en 1890), tandis que de toute part commencent à s’étendre les banlieues résidentielles.
Les Nineties, c’est encore la journaliste américaine Nellie Bly (1867-1922) qui parvient à battre l’ancien record en faisant le tour du monde en soixante-douze jours, six heures et onze minutes ; c’est la parution du Tess d’Urberville de Thomas Hardy, roman jugés par beaucoup comme immoral car témoignant d’un fort destin de femme ; c’est Gauguin à Tahiti, Mary Kingsley en Afrique de l’Ouest, William Gladstone qui forme son quatrième gouvernement, l’ouverture du poste de contrôle de l’immigration à Ellis Island, l’affaire du canal de Panama, les débuts de l’Art nouveau (hôtel Tassel à Bruxelle, par Victor Horta, en 1893), l’inauguration de Tower Bridge…
Les Nineties, ce sera aussi l’espoir entretenu par certains d’enfin pouvoir vivre sans se cacher, de briser les carcans. Un temps, il semble même que les Anglais se mettent à dicter des leçons de libertinage aux Français : Pierre Louÿs se rend souvent à Londres et publie en français une lettre compromettante de Wilde à lord Alfred Douglas, en la faisant passer pour un poème afin de lui éviter un chantage ; André Gide goûte au fruit défendu grâce aux mêmes Oscar et Bosie, en Égypte. Mais c’est sans compter la force de la tradition, le poids de la « Décence Publique » et de la morale bourgeoise.
Le procès d’Oscar Wilde, auquel ce dernier aurait fort bien pu échapper (il eut plusieurs fois l’occasion de quitter le territoire anglais pour ne pas être emprisonné), ne sera pas seulement l’action d’un lord Queensberry discrédité et à demi-fou : dans les coulisses du pouvoir, où nombre d’hommes, à commencer par le premier ministre, sont eux aussi amateurs de garçons, ont préfèrera que soit condamné au silence le volubile et moqueur chantre des amours grecs. Le procès de Wilde, ce n’est pas simplement celui d’un homme public trop provocateur, c’est aussi la brutale fermeture d’une porte qu’il avait contribué à entrouvrir. Après lui, la folie décadente et esthète passera de mode, les écrivains redeviendront de solides gaillards en complet de tweed et faisant de la bicyclette, tels Shaw et Wells, des « raconteurs d’histoire » tels que Rider Haggard et Kipling, des humoristes bonhommes comme Jerome ou des poètes de la campagne comme Masefield. John Lane sera obligé de cesser la publication du Yellow Book, Arthur Symons perdra la raison, Richard Le Galienne fuira en Amérique, lord Alfred Douglas finira sa vie de procès en procès, sa poésie éclipsée par sa mauvaise réputation. Oh, les rebelles reviendront vite : aucune société ne parviendra jamais à les faire taire bien longtemps. Mais pour un temps, celui que l’on qualifiera d’édouardien, ce ne sera plus à la poursuite des jolies garçons que l’on se rendra en Italie. Un guide Baedeker à la main, les Miss Bartlett et les Miss Honeychurch iront de pension anglaise en pension anglaise, dans la contemplation polie des beaux monuments et pour les pique-niques du Révérend Cuthbert Eager. »

Couverture de Sébastien Hayez.

9 réflexions sur « #1414 »

  1. Parmi les décadents, un fort contingent de Français. Jean Lorrain l’éthéromane et ses histoires de princesse d’ivoire et autres contes de fées décadents. Et Huysmans et ses coquetteries de dandy. Et Proust qui s’inscrit un peu dans cette mouvance, avec Montesquiou, qui fut un des modèles de Charlus. C’est un peu plus tard, mais pas de beaucoup.

    Et couverture au contraste très frappant.

  2. un peu trop tard, justement. et avec de peu vampiriques sujets, également. je ne suis donc pas (encore) parvenu à lier les décadents et frénétiques français à cette biographie du comte Dracula.

  3. J’aime bien le texte, aussi la couverture (pour ce que j’en vois) et je fais mon malin en disant que j’écrirais plutôt : « amours grecques » (à moins que, comme il s’agit de garçons, on ne conserve le masculin? :))

  4. Fort intéressant portrait d’un archétype !

    Je me permets de préciser que ce n’est pas en Egypte mais en Algérie, dans un hôtel de Blida en 1895, que Gide retrouve par hasard Wilde (et ce Bosie qui inspirait tant de mépris à Gide).

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