« Car nous sommes de minuscules créatures dans un univers ni bienveillant ni malveillant… Il est simplement énorme et n’a pas conscience de nous, sauf en tant que maillon de la chaîne de la vie. » déclarait un jour l’écrivain américain Harlan Ellison.
Rares sont pourtant les hommes a parvenir à considérer leur rapport à l’univers de manière aussi détachée, aussi radicalement neutre.
Dans leur rapport à la Nature, les hommes ont bien plutôt le réflexe de réifier leur environnement : à quoi sert la Nature, quelle est notre place en son sein, comment nous cerne-t-elle, peut-elle être bénéfique ou mal intentionnée à notre égard ?
La vanité humaine est telle que, dans la plupart des cas, nous ne saurions paisiblement « accepter le sauvage, accepter que la vie puisse développer sa propre puissance, sans l’Homme mais à côté de l’espèce humaine. »[1]
Et puisque la Nature ne saurait être neutre, doit toujours se mesurer dans le rapport (forcément conflictuel) qu’entretient l’homme avec elle, il découle qu’elle s’incarne en une multitude de manifestations.
C’est notamment ce que nous enseigne le folklore (légendes, mythologies et superstitions), en tout cas, qui partout dans le monde et quelques soit la diversité des cultures humaines, illustre la croyance en d’innombrables présences autres.
Des présences que l’on parvient parfois à discerner du coin de l’œil, ou bien qui se trahissent par un mouvement furtif au sein d’un buisson, par une trace sur le sable, ou par un cri dans la nuit. Ces autres, ce ne sont assurément pas seulement les animaux — ce sont également des présences intelligentes, des peuples mystérieux avec lesquels l’homme aimerait peut-être entamer un dialogue mais dont il se méfie au moins autant que l’autre peut se défier de lui. Vivant au sein de la Nature, en harmonie avec elle, ils en sont au moins les ambassadeurs, souvent même les fruits.
Ces autres (nommons-les les fées, par souci de simplification), quelle que soit leur forme, ne sont généralement pas particulièrement bien intentionnés vis-à-vis de la race humaine, qu’ils jugent durement en raison des multiples transgressions et agressions que ne cesse de commettre notre race.
Car si elle est une mère pour les hommes aussi, la Nature ne cesse d’être abusée. Ceux de ses enfants (les fées) qui n’ont pas quitté son giron (ou qui en sont l’extension parfaite) ressentent donc l’attitude humaine. Et la Nature de devenir donc abusive à son tour.
Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas s’empêcher de violer la Nature ? Chacun a déjà ressentit l’ivresse de se trouver en harmonie avec son environnement, l’émotion d’embrasser la vie avec laquelle on se trouve en contact. Pourtant, l’instinct de l’homme semble toujours lui dicter une nécessité d’outrage.
Le philosophe Gaston Bachelard prend pour exemple le cas des sources : « L’eau pure et claire est […] pour l’inconscient, un appel aux pollutions. Que de fontaines souillées dans nos campagnes ! Il ne s’agit pas toujours d’une méchanceté bien définie qui jouit par avance de la déconvenue des promeneurs. Le « crime » vise plus haut que la faute contre les hommes. Il a, dans certains de ses caractères, le ton du sacrilège. C’est un outrage à la nature-mère. »[2]
Ces poussées sacrilèges travaillent le réflexe humain, qui en ressent en même temps le côté injuste. Et par conséquent, l’homme d’aussitôt peupler la Nature d’esprits qui seraient là pour la protéger ! Sous la forme de fées ne manquant pas d’imagination ni de pouvoir lorsqu’il s’agit de punir le transgresseur…
Citons en exemple ce dialogue attribué à des nymphes de Basse-Normandie, en conciliabule après avoir surpris « un malotru qui a pollué leur fontaine […] : « À celui qui a troublé notre eau , que souhaitez-vous, ma sœur? – Qu’il devienne bègue et ne puisse articuler un mot. – Et vous, ma sœur? – Qu’il marche toujours la bouche ouverte, et gobe les mouches au passage. – Et vous, ma sœur? – Qu’il ne puisse faire un pas sans, respect de vous, tirer un coup de canon. »[3]
Une tension perpétuelle existe, entre le respect de la grande beauté naturelle et l’affirmation de l’identité de l’homme. Un paradoxal va-et-vient entre l’homme qui souille la rivière par les égouts et les usines, et le même homme qui sympathise avec tristesse au drame de l’impureté de l’eau. À l’image de Huysmans qui a joué avec cette répugnance et ce sentiment de culpabilité dans son portrait de la Bièvre « cette rivière en guenilles () exutoire de toutes les crasses, [qui] remue sa suie coulante […]. »[4].
Un conflit : voilà ce qu’est depuis toujours le rapport de l’homme et de la Nature. Et quelle littérature saurait mieux illustrer ce conflit que la fantasy ?
Une littérature qui trouve sa source dans le folklore et qui illustre de belle manière le besoin dans lequel se trouve l’esprit humain de faire usage du filtre du merveilleux pour mieux appréhender la réalité.
Oui : du conflit homme/Nature, la fantasy ne cesse de nous parler encore et encore. Parce que le merveilleux est toujours une métaphore, un moyen de distanciation autorisant le recul nécessaire afin de maîtriser le chaos de la réalité.
Et qu’il s’agisse de l’avènement de l’ère industrielle (dans les récits de type « steampunk »), de la maîtrise des pulsions animales (dans les histoire de « garous »), de la sauvegarde des dernières poches de vie sauvage (par le biais de contacts avec des peuplades féeriques survivantes au monde moderne) ou de l’interrogation sur la pertinence de la vie urbaine (au même titre que la mauvaise herbe ou que les merles moqueurs, les fées sont toujours présentes, même au sein de nos banlieues), tout le spectre de ce conflit trouve à s’illustrer en fantasy.
Vision de l’homme contre magie verte : une tension narrative exemplaire s’est faite jour à partir d’une donnée essentielle de la condition humaine.
[1] Antoine Waechter, Dessine-moi une planète.
[2] Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves.
[3] Paul Sébillot, Les Eaux douces.
[4] J.K. Huysmans, A Vau l’Eau.