#5190

La Librairie du Basilic, à Bordeaux, 20 rue du Mirail, est en cours de financement complémentaire (il y a une cagnotte) et je suis l’un des actionnaires de cette très belle aventure, j’en ai même suivi les travaux… Ah, les travaux ! Ce ne fut pas de tout repos croyez-moi. Entre reprendre une librairie déjà existante, comme nous pensions le faire à l’origine, et en créer une toute neuve en bas d’un immeuble classé aux monuments historiques… il y a un monde.

La première étape fut de trouver un architecte, Éric, et il fut immédiatement enthousiaste : je me souviendrais longtemps de la manière dont il escalada une grille afin d’aller faire une première exploration de soubassements du bâtiment… Les premiers plans suivirent, avec la difficulté de se projeter dans un local qui, depuis une vingtaine d’années, avait été divisé en deux. Mais qu’à cela ne tienne, il fallait tout d’abord faire sauter cette paroi et soudain une immense pièce se dévoilait.

Comment l’aménager, quels besoins avions-nous (nombre de rayons, un maximum de livres, une réserve tout de même aussi petite soit-elle), et quelles envies (mettre en valeur les piliers anciens, conserver le petit placard d’angle, avoir un coin salon et un coin occase…)  ?

Découvrir aussi les contraintes : ne pouvoir rien changer aux vitrines ni aux volets, classés, prévoir une structure flottante sur le vieux plancher afin de pouvoir poser un parquet, changer des vitres cassées… Il était « dans son jus », ce local, et depuis vraiment longtemps. Lui donner une nouvelle vie, à la hauteur de notre ambition et de la beauté de son écrin (l’Hôtel de la Perle, chef-d’œuvre datant de 1855), ce n’était pas rien.

Et la contrainte de temps, alors ! Les banques nous mirent en retard, et ce n’est qu’au début de l’été qu’enfin les premiers ouvriers arrivèrent… Dépose de l’ancienne chape de béton au polystyrène, dépose des anciennes dalles de faux plafond, dans le pénombre du local clos petit à petit naquit notre basilic…

Et pendant ce temps, on concevait le mobilier avec un menuisier indépendant, Frédéric.

Une réunion par semaine, des ouvriers en retard qu’il faut relancer, vérifier plein de détails, suivre la ronde des commandes, des devis, des procès-verbaux… Ce n’est pas de tout repos, un chantier. D’autant que nous avions découvert soudain que le propriétaire souhaitait nous reprendre le fond du local, et que ses propres travaux n’avançaient pas. Râleries diverses, réorganisation, et peu à peu les choses avancèrent, pas aussi vite qu’on l’aurait souhaité : la nouvelle grille de sol, les faux plafonds blancs, le faux plafond noir surbaissé, l’électricité, les peintures, les vitres, le parquet, les plinthes…

La teinte de façade, le bordeaux des volets, ne pouvait être changée : il s’agit d’une des couleurs historiques obligatoires dans la ville. À l’intérieur en revanche, depuis longtemps le noir et le vermillon côtoyaient le blanc — il nous sembla important de poursuivre cela, en décidant que les coffres et la porte secondaire devaient être en noir, tandis que les piliers passeraient tous en vermillon — et que les portes des toilettes et de la réserve le seraient aussi, tant qu’à faire. Notre époque n’est pas assez colorée, et nous voulions une librairie chaleureuse : entre le bois du sol et des bibliothèques, et le vermillon de certains éléments, nus tenions notre équilibre.

Et puis les meubles arrivèrent. Et qu’ils étaient beaux ! Oh oui, très beaux : mais pas vernis ni lazurés, le menuisier n’avait pas eu le temps ! Il installa tout, en nous laissant le soin de les teinter… Suivirent alors des jours plutôt rudes, à vernir à la chaîne, à lazurer à la chaîne, avec amis, frères et assistants à la tâche en plus de l’équipe de base pour parvenir à tout faire, à marche forcée… Ce ne fut pas une mince affaire. Et puis un jour, les cartons commencèrent à arriver… Des livres, des livres ! L’ouverture approchait enfin, et mi-octobre notre rêve trouva sa concrétisation : nous ouvrîmes les portes de la librairie.

#2828

Après l’autobiographie d’Armistead Maupin, je suis en train d’enfin lire une biographie d’une autre figure « culte » de mon amour des livres : Tove Jansson. On y apprend d’emblée que beaucoup de lecteurs ont avec son œuvre un rapport très intime et très exclusif. Je ne saurais m’en étonner, entretenant moi-même cette proximité. Parmi mes plus beaux souvenirs personnels, trois sont liés à Tove Jansson. L’un me vit à New York acheter chez un bouquiniste une traduction d’un Moomin et y découvrir, avec un petit coup au cœur, qu’il était signé, d’un inimitable « Tove ». Un autre fut ma joie lorsqu’une amie, éditrice chez le Petit Lézard, me demanda de préfacer l’un des volumes des bédés de Moumine. Le troisième, je le raconte dans ladite préface et vous le reproduits ci-après…

Nous sommes en 1974 ou 75, et votre serviteur fréquente la bibliothèque du quartier d’à côté, dans une ville nouvelle de la région parisienne. Les bibliothécaires sont des gars aux cheveux longs et des filles en robes amples, les locaux sont multicolores, l’adolescent que je suis se sent bien dans cette ambiance chaleureuse, et pioche tant et plus dans les rayons — d’autant que je viens de découvrir un style de récits que je soupçonne de constituer plus que quelques jolies exceptions : de Christian Grenier et de William Camus, Face au grand jeu, ce genre de choses. Je découvrirai un peu plus tard que l’on nomme cela de la « science-fiction ». Un autre domaine de la fiction m’attire également, plus classique, plus reconnu : les contes de fées, les aventures fantastiques… Il convient de fouiller dans les rayonnages, qui ne sont pas très bien rangés et au sein desquels n’existe aucun classement par genre. Une collection en particulier attire mon attention : la « Bibliothèque internationale » chez Fernand Nathan. On y trouve des romans venant de plein de pays différents et leur présentation est très séduisante : ils sont cartonnés, leur couverture en couleur porte le drapeau de la nationalité d’origine de l’auteur et sa surface est texturée comme un tissu. À l’intérieur, il n’y a pas que du texte, mais souvent aussi des illustrations.

J’adore ce mélange, récemment j’ai justement découvert une histoire qui m’a emballé, une très étrange histoire : celle de la conquête des la Sicile par des ours descendus de leur montagne se frotter à la civilisation, s’y perdre dans les jeux de pouvoir, puis repartir, déçus, vers la liberté de leur ancienne vie sauvage. Un grand album dont les illustrations sont de la main même de l’écrivain, un Italien, Dino Buzzatti. J’y ai retrouvé un goût de mon enfance encore si proche, celle des albums du roi Babar par les De Brunhoff, œuvre culte dans ma famille. Dans cette histoire d’ours à la fois merveilleuse et sombre, j’ai retrouvé le charme d’une apparente naïveté, la poésie conférée par le règne animal anthropomorphisé, l’esthétique d’un dessin, mais aussi une approche plus adulte, plus sérieuse, et cette alliance de genres m’a semblé infiniment séduisante. Comment retrouver cela, existe-t-il seulement d’autres livres aussi bien ? Je me plonge donc, disais-je, dans la « Bibliothèque internationale », et j’y découvre deux bonheurs : Tom et le jardin de minuit par Philippa Pearce, et puis Le Secret du verre bleu, par Tomiko Inui. Le premier est d’origine anglaise, un garçon découvre que la nuit, l’horloge de l’entrée de l’immeuble sonne une treizième heure et qu’alors, alors… il suffit de pousser la porte de la cour, et celle-ci s’ouvre sur un jardin, un vaste parc, dans le passé ! Le second est d’origine japonaise, une fillette nourrit chaque jour d’un verre de lait un petit peuple qui loge dans un coin de la bibliothèque de ses parents. Magie ! Pure magie que ces deux romans : à chaque fois, un lieu réservé, littéralement « jardin secret » ; à chaque fois aussi, un grand arbre. Et la découverte : de l’autre, de la vie, et cela sous-entend dangers et regrets, il y a dans cette magie plus qu’une part de mélancolie. Une part d’intemporalité, aussi.

Je suis sous le charme, et je m’inquiète de nouveau de découvrir « d’autres livres aussi bien ». Je fouille dans la même collection, et voici que j’en exhume Un hiver dans la vallée de Moumine. Le drapeau blanc et bleu est celui de la Suède, l’auteur en est Tove Jansson, on nous dit qu’elle est Suédoise, elle est en tout cas aussi illustratrice, en témoignent les dessins noir et blanc qui ponctuent le volume. « Traduit du suédois par Kersti & Pierre Chaplet » : merci à eux, dès la première page la magie souffle de nouveau. « Le salon sous la neige », c’est le titre du premier chapitre. « Dans la nuit noire, la neige était bleue au clair de lune »… c’est la première phrase. Et dans la maison chaude dort la famille Moumine. Mais… « Alors, il arriva ce qui n’était encore jamais arrivé depuis que le premier troll de l’espèce moumine s’était endormi pour son premier hiver. Moumine se réveilla, et il ne put se rendormir. »

Il ne s’agit pas du premier roman de Tove Jansson sur Moumine le Troll, mais pour moi, définitivement, ce sera bien le premier. Avec la magie, comme d’habitude me semble-t-il alors, s’en vient la mélancolie, celle du petit troll perdu au cœur d’un hiver forcément étranger à sa culture. La vallée où il vit en est toute transformée, tout comme par exemple une ville peut l’être par la nuit : les lieux familiers sont autres, et des êtres étranges passent par ces bois, telle que la Courabou, grosse bête grise et triste qui souffle du brouillard. Le jeune Moumine va faire l’expérience de la solitude, mais aussi de l’amitié. Il n’y a pas un grand arbre tutélaire, dans cette magie-là, mais la maison de la famille, érigée comme un phare, y ressemble fort. Et si les trolls n’appartiennent à aucune classe de la zoologie que je connaisse — pourtant croyez-moi, l’adolescent que j’étais s’y connaissait, en animaux —, Moumine ressemble tout de même à un hippopotame, mais en blanc et rondouillard comme le petit fantôme Casper. Tendresse, étrangeté, intemporalité : que j’aime ce merveilleux-là.

Miracle supplémentaire : cette fois je ne vais pas avoir à chercher loin mes « autres livres aussi bien ». Car Tove Jansson en a écrit plusieurs autres, des histoires de Moumine, et Kersti & Pierre Chaplet  les ont traduites ! Moumine le troll, Les Mémoires de papa Moumine, L’Été dramatique de Moumine, au fil des ans ce bon monsieur Nathan va égrainer ces pépites de bonheur. Jusqu’à Papa Moumine et la mer, je ne suis alors plus ado, mais l’œuvre de Tove Jansson me touche plus que jamais : le burlesque s’éloigne, la fable aussi, ce volume-ci, le dernier qui sera traduit, est comme moi devenu plus adulte, et le jeune Moumine découvre l’incommunicabilité, la solitude, l’isolement. Déplacés sur une ile, confrontés à la rudesse du réel, chacun se voit contraint d’affronter ses peurs : échec des ambitions du père, sentiment de vacuité de la mère…

Je ne savais pas, alors, qu’un ultime roman existait. Je l’ai lu il y a quelques années en anglais. Moominvalley in November voit six personnages différents secouer leur dépression ou leur routine afin de regagner la vallée des Moumine, dont ils se remémorent (ou dont ils imaginent) la chaleureuse tendresse. Las : en ce mois de novembre froid et pluvieux, la famille Moumine a déserté son foyer, ayant déménagé pour un phare lointain. En attendant leur hypothétique retour, les six personnages organisent une petite communauté, une presque famille, en tâchant de définir un rôle pour chacun. Dans le souvenir des Moumine, les six errants trouvent une forme de paix, se réconcilient avec eux-mêmes et avec les autres — et repartent, rassérénés, juste au moment où, loin sur l’océan, le bateau des Moumine s’approche, la famille effectuant enfin son retour pour hiverner dans la vallée.

#2760

Bouleversé hier soir par l’incendie de Notre-Dame, je me suis interrogé sur mon rapport aux monuments, ce qu’ils me disent, en tout cas comment je vis avec eux. Et quels différents niveaux peuvent avoir ces monuments. Pour essayer de comprendre l’émotion.

À Bordeaux, ces derniers mois, j’ai ressenti comme une grande perte la disparition de deux personnes et d’un lieux qui, personnellement, intimement, représentaient des piliers de « mon » Bordeaux. Étaient-ce des monuments ? En un sens, pour moi ils l’étaient : Henri Pajot, ce piéton que je croisais sans cesse depuis 30 ans et avec qui je venais de discuter un peu au rayon BD de chez Mollat ; et Michel Suffran, le grand écrivain, que je croisais parfois à la brocante Saint-Michel, que je lisais depuis 30 ans aussi et chez qui j’avais eu le bonheur et la fierté d’aller une fois, admirer cette prodigieuse collection de livres et de tableaux maintenant déjà dispersée. Le lieux, cela va vous sembler dérisoire, c’était la boutique de thé, Betjeman & Barton, qui vient de fermer. En attendant la fermeture annoncée d’une autre référence familière depuis 30 ans, le bouquiniste Guillaume au début de la rue Sainte-Catherine. Rien à voir avec Notre-Dame, n’est-ce pas ? Et cependant, je me dis qu’un monument ce n’est pas seulement, pas forcément, une grande œuvre architecturale, un sommet artistique, c’est aussi un symbole, et c’est également un puissant élément de décor ; un monument structure une ville ou un pays à différents niveaux. Si je suis bien entendu très attaché aux portes monumentales de Bordeaux, par exemple, à la cathédrale Saint-André ou à l’église Saint-Michel, je le suis aussi et de manière très forte au quartier de Mériadeck, si controversé et si méprisé souvent, et j’aurai été outragé si l’on s’était avisé de raser l’ancienne Caisse d’Épargne (chef-d’œuvre brutaliste heureusement classé) et me suis réjouis que le bassin du parvis soit de nouveau en eau et que ses jets soient enfin rallumés.

Anglophile comme je le suis, fasciné par Londres — ce qui n’a rien de bien original, cette passion étant partagée par tant d’autres et depuis si longtemps —, j’ai visité plusieurs fois la cathédrale St Paul, l’ait souvent photographiée, beaucoup admirée, en ait étudié un peu l’histoire. Notre-Dame de Paris, vous l’avouerai-je, je n’y suis rentré qu’une seule fois, et encore ne suis-je pas allé bien loin, effarouché par la masse de touristes et par une messe qui avait lieu à ce moment — alors qu’en face de là, sur l’autre rive, j’ai visité les « églises de Huysmans » (Saint-Julien-le-Pauvre et Saint-Séverin), et que je suis déjà allé deux fois dans le Sacré Cœur, esthétiquement si critiqué mais dont l’intérieur m’a fasciné. Notre-Dame, je n’ai pas pris l’occasion ni eu la grande curiosité de la visiter, je n’ai même pas lu le roman de Victor Hugo, et je n’entretenais avec elle aucun lien d’affection intime — alors que l’éventration récente du Forum des Halles m’a laissé une certaine tristesse, comme lieux d’émancipation et de souvenir de mes jeunes années de lycéen —, mais son poids symbolique pourtant je l’ai toujours ressenti : le choc d’hier soir, c’est en fait d’avoir réalisé qu’il ne s’agissait pas d’une montagne, d’un grand rocher qui ancrait un sublime morceau du paysage parisien, non, mais bien d’un bâtiment périssable. Car je crois que je l’avais toujours regardée comme l’on admire un sommet rocheux, pas dans son détail, pas en entrant dedans, mais en la considérant comme un tout, une force évidente, ce petit mont hérissé auquel je jetais chaque fois un regard admiratif en me rendant par exemple à la librairie Shaskespeare & Co (autre monument, et me parlant de manière différente), ou lorsqu’à bord de la péniche de mon oncle nous avons croisé à ses pieds, ou bien encore à la voir sur nombre de tableaux impressionnistes. Et considérer cette montagne soudain si fragile, ce chef-d’œuvre brutalement mis en péril… eh bien, l’émotion fut intense, et certainement différente pour chacun, pour chaque Français et au-delà, dans le monde entier, un symbole irréfragable que justement un incendie vient contredire.

#2762

Toujours Simenon : « L’enquête, à la Gare de Lyon, établit qu’un homme répondant à son signalement a fait sa toilette à la gare dans les locaux nouvellement aménagés dans ce but… » Eh bien oui, figurez-vous qu’il arrivait que des gens fassent leur toilette dans les gares, celles-ci se dotant même de douches — j’ai connu cela encore, lors de cet été des années 80 où je fus « dame pipi » à la gare des Bénédictins, à Limoges. Oui, oui, un autre pan scandaleux de ma jeunesse dépravée, en sus de mes deux années de logement dans un bordel. Il s’agissait d’un petit job estival, mon poste se trouvait au petit bureau à l’entrée du « relai toilettes » et j’étais chargé notamment… de vendre les tickets de douche. Oh, je n’en vendis guère bien entendu, qui prendrait une douche dans une gare ? Si ma foi, il y avait le chef du chantier d’installation des nouveaux tableaux d’affichage, lui prenait une douche chaque soir avant de rentrer chez lui. Je ne sais plus si je vendis d’autres tickets de douche. Il faut dire qu’en plus, par une erreur d’emploi du temps, je ne faisais quasiment jamais le service de l’après-midi (le matin était interdit aux stagiaires, rapport à un règlement qui ne concernait que les quais mais que l’administration appliquait aveuglément à toute la SNCF) mais que des trois huit, je fis essentiellement celui de soirée et nuit. J’ai donc connu bien des ambiances étranges, dans cette immense gare nocturne. Un regret : celui du très beau jeune homme qui vint me draguer un soir — voyageur de passage, envie d’une aventure, je fus sot, n’osa pas quitter mon poste pour aller butiner dans les douches, quel idiot. Le visage à la fois rougissant et lumineux du garçon m’est demeuré gravé en mémoire, ses boucles courtes et rousses. Un autre garçon, chaste celui-là, le jeune analphabète aux cheveux de paille qui trouva refuge près de moi car les malabars de la sécurité l’embêtaient — il attendait un train qui ne devait arriver qu’au petit matin et avait un peu un air « loubard » (le terme était d’usage courant, à l’époque). Il ne savait pas lire mais parler ça oui, je me souviens qu’il bossait pour un brocanteur, il me fit penser à Roland et, sous l’emprise d’un coup de foudre d’amitié, nous restâmes à bavarder toute la nuit, j’attendais même son train avec lui, sur le quai au jour levant, plutôt que de rentrer chez mes parents à la fin de mon service.

#2760

J’évoquais l’autre jour, avec un bout de vieux plan, mon ancien quartier en plein Bordeaux, au mitan des années 1980. Ce que je n’avais pas rappelé alors, c’est que j’ai habité là durant deux ans… dans un bordel, une maison close.

Au 13 rue Léon-Valade, en plein centre de Bordeaux. Dans un petit immeuble anonyme, tout près de la Galerie des Beaux-Arts. Cette rue, et deux ou trois autres, formaient le dernier carré du vieux Mériadeck, un quartier populaire qui, tout comme le Tonkin à Villeurbanne par exemple, se trouva dans les années 1970 au centre des grands projets urbanistiques de l’ère pompidolienne. Le dernier carré: on m’a dit qu’autrefois, si commune était la prostitution que de grosses bonnes femmes s’installaient dans la rue, sur des sièges en toile, afin de racoler tranquille. La rue Léon-Valade et ses ultimes voisines n’avaient plus une telle outrecuidance, mais quelque chose demeurait tout de même de l’ancienne gloire péripapéticienne, en la personne de Madame Zimmermann.

Madame Zimmermann, une grande et grosse femme aux cheveux d’un faux blond criard, était ma proprio. Vérité ou légende, on m’avait dit qu’il s’agissait de la veuve d’un ancien caïd local, ce qui expliquait qu’elle protège les quelques filles du « dernier carré »: une atroce d’une cinquantaine d’années, le cheveux poivre-et-sel et la tronche piquetée de petite vérole, la silhouette cependant bien droite et toujours aimable; et deux jeunettes, une blonde et une châtain. La noiraude officiait plus haut dans la rue Léon-Valade, et elle habitait l’unique pavillon de la rue, entouré d’un maigre jardinet, mais les deux filles siégeaient de chaque côté de la porte de mon immeuble. Une autre protistuée utilisait la grande chambre au-dessus de la mienne, et ne parlons pas du veux couple illégitime qui avait sa chambrette sous la verrière. Bref, vérité ou légende, encore, Madame Zimmermann protégeait ces filles sans rien trop demander en échange, sur la force des relations de son défunt mari. Une rue libre, en quelque sorte.

Une rue bien vilaine, en tout cas: uniquement bordée d’immeubles bas et d’échoppes râpées, sans style ni charme, grisâtres, fenêtres bouclés et portes sales, deux-trois rues en berne, usées. Puis une rue moins triste, façades blanches, Madame Zimmermann habitait là, en haut de quelques marches. Et un peu plus loin, l’unique boutique du « dernier carré » — une échoppe de « surplus militaire », comme une bouche sombre dans l’alignement clair, encore obscurcis par les pendeloques, les fringues en étendard, vert bidasse et tachées pour le combat. Tout ce que je déteste, jamais je n’y suis entré.

Dans cette si vilaine rue, l’immeuble où je louais une chambre faisait presque figure de beauté: une façade ordinaire en béton non peint, mais neuve, lisse, avec des fenêtres (toujours fermées ; celles l’étage étaient fictives), non décrépites. Ses volets proprement bondexés, aux encadrements de métal brossé, paraissaient presque pimpants, dans un tel environnement. Il ne semblait pas très vieux, cet immeuble: fin des années 1970 tout au plus, peut-être même années 1980. Pourquoi diable l’avait-on construit? Alors que déjà tout le « dernier carré » se trouvait promis à destruction et que, d’évidence, les bordels étaient interdits depuis si longtemps? Car bordel c’était, avec cour intérieure sous verrière, deux étages de mezzanines, uniquement des petites chambres, etc. Quel degré de corruption fallait-il, pour que dans les années 70 on ait « laissé faire »?

Durant les deux années que je passais en ces lieux, je vis souvent Madame Zimmermann faire visiter l’immeuble. En vain, bien sûr: quel acheteur aurait été assez fou pour acquérir quelque chose en zone sinistrée? Durant tout ce temps, également, la gauche de la bâtisse ne fut jamais qu’un terrain vague, fermé de palissades, qui s’avachissaient lentement au fil des mois, et planté de buddleias à l’habituelle victoire sur les espaces abandonnés des villes. Cet endroit vide, bordé de poutres de maintien des fois que, me fit toujours l’effet d’une dent manquante dans une vieille mâchoire. Comme l’annonce d’un futur rasé. À l’angle extérieur de « mon » pâté de maisons, côté Galerie des Beaux-Arts, il y avait une boutique à l’auvent en zinc surmonté par d’anciennes publicités peintes — en cours d’effacement comme tout le « dernier carré ». J’ai beau essayer de me souvenir, interroger les quelques images mentales qui me restent encore, je ne parviens pas à la voir ouverte. Une graineterie, peut-être? Je ne sais plus.

C’est terrible, deux années j’ai vécu là et cependant je ne sais pas vraiment quel visage donner à ces lieux, comment les décrire encore, dans leur anonymat grisâtre, avec quelques rideaux fanés devant leurs portes (tradition à Bordeaux) et des fenêtres opaques, souvent bouclées par des volets. Combien de personnes habitaient encore dans le « dernier carré »? Je ne croisais guère de monde de par la rue Léon-Valade, en dehors des trois péripatéticiennes et de leurs rares clients. Je m’amusais à penser que je vivais des instants fragiles, la toute fin d’existence des rues Léon-Valade, Millardet et de Foix. Pas ma vie en zone de guerre, non, pas même en « quartier rouge »: plutôt ma vie parmi les fantômes.